Le jazz à ses risques et périls, avec ses équilibres et ses tours de magie, entre les étendues parcourues et les profondeurs explorées. Musique pour géomètres et spéléologues sans doute, musique pour vulcanologues. Quentin Biardeau et Etienne Ziemniak d’un côté, Corey Wilkes et Justin Dillard de l’autre, ont fréquenté les meilleures écoles : celles qu’ils se sont données et où tout est permis. Ainsi que les collectifs d’artistes qui se sont emparés de ce que l’on appelait autrefois » une scène » : le TriCollectif d’Orléans ou le CapsulCollectif de Tours, l’AACM de Chicago. Ils peuvent être très respectueux (ils connaissent leur histoire, de Guillaume de Machaut à Ornette Coleman, et de la nu soul au Tsapiky malgache), ils peuvent être très irrévérencieux (ils s’interdisent de s’interdire). Ils prennent un malin plaisir à suivre la trace de la poudre. Attendez-vous à quelques débordements.
2 novembre, Retreat at Rebuild Foundation & Improvised Music Series at Elastic Arts. On a eu le temps de remonter la rivière Chicago et de célébrer le Dia de Los Muertos et Samain, toutes les cultures du kaléidoscope du monde, quand retentissent en haut des escaliers élastiques les gongs et les cymbales de Tatsuya Nakatani, imprescriptibles. S’ensuivent les patients échanges, les patientes filatures, le filage entre Tatsuya et Tatsu Aoki à la contrebasse et au shamisen, et deux des quatre membres de Cancel Rescue Mission: Justin Dillard et Étienne Ziemniak. Presque au même moment, les deux autres, Quentin Biardeau et Corey Wilkes, sont dans le South Side, à Retreat (ex-Currency Exchange Café), et sonnent le rappel des rêves devant les amis et les familles.
3 novembre, Audio for the Arts à Madison. C’est à l’invitation des amis de BlueStem Jazz que Cancel Rescue Mission se retrouve enfin au complet, les quatre directions cardinales et quelques autres (disons les cycles de la nature dans leur aspects physiques, psychologiques, énergétiques et spirituels). Dans ce studio caverneux ou cet antre du dragon, tous les réflexes aussi se retrouvent : le temps suspendu, les braises brassées, les issues et les accès, de fièvre et de lumière encore.
4 novembre, Spurlock Museum à Urbana. Ici, c’est à l’invitation d’Improvisers Exchange et de Nick Rudd Music Experience que CRM (jadis aussi connu comme OFM : Oysters for the Masters) fabrique sa propre rampe de lancement, par palier. Il y a de la soul, de l’ambient et de la noise, il y a des cultes à mystères, des remparts à créneaux et des allumeurs de réverbères (jadis aussi appelés des falotiers), parce qu’il y a un éclairage public et pluriel entre le saxophone, la trompette, les claviers, la batterie et toutes les voix.
5 novembre, Woodland Pattern Book Center à Milwaukee. Ici, c’est à l’invitation de la série Alternating Currents Live que CRM joue d’abord les poissons des abysses, ceux des profondeurs, ceux qui utilisent la bioluminescence pour que luise quelque chose dans les ténèbres. Ce quelque chose, après une série d’éruptions successives, remontant à la surface de l’eau, des choses, des mondes, prendra les proportions d’une île volcanique dont les musiciens seront les premiers habitants. Qui bondissent littéralement, qui sautent et explosent de joie. Ashé ! s’exclame Corey Wilkes pour Fred Anderson, pour Harrison Bankhead (dont la voix, samplée, s’ajoutait déjà à Madison à celle de Jacques Brel).
7 novembre, The Promontory. Peut-être la soul food d’Oooh Wee It Is a-t-elle aidé, peut-être est-ce Where’s Charlie ?, le projet proche de la science-fiction de Fred Jackson, Jr. en première partie (avec Daniel Van Duern au piano et à l’électronique, Ishmael Ali au violoncelle et à l’électronique, Jonathan Woods aux vidéos). Toujours est-il que Cancel Rescue Mission ne laisse rien traîner ce soir, l’enchaînement est un déchaînement, et dans la salle ça pousse des cris au nom des musiciens. Captivante proximité du martèlement de forge et du battement d’ailes.
8 novembre, Relax Attack Series at The Whistler. « Everything is spirit », nous a précisé dans l’après-midi un Indien Choctaw et Navajo, à l’American Indian Center. Les esprits se sont vite échauffés dans la salle, le cube écarlate, où Keefe Jackson (saxophone ténor, clarinette basse), Xris Esp (saxophone ténor, flûte, percussions), Jeb Bishop (trombone), Tim Stine (guitare) et Bernard Santacruz (contrebasse) sont les compagnons de route de Queen B. et du Z. Ce sont eux qui avalent la route, eux qui lacent leurs lignes droites et font ensemble collection de virages.
6 novembre, Comfort Music. Certes les Bulls de Chicago ont battu ce soir-là les Jazz de l’Utah, par 130 à 113. Mais merveilleusement plutôt, il y eut les visions de María de los Remedios Alicia y Rodriga Varo y Uranga (alias Remedios Varo), à l’Art Institute. Alchimie, amour, archéologie, architecture, etc. De quoi inspirer l’étrange diapason entre Françoise Dô, la dramaturge en résidence à Chicago et en coup de vent avec The Bridge, et avec Keefe Jackson à Comfort Station. Et de nouveau le 9 novembre, Dô est encore là, à l’Epiphany Center for the Arts, grâce à Fulcrum Point New Music, cette fois-ci avec Quentin B., Corey W., Étienne Z., mais aussi Angelo Hart au piano et Marion Mallard à la contrebasse. Carte sur carte, dans une harmonie désarmante, l’arc narratif et musical est une carte du Tendre, de la ville de Nouvelle-Amitié à la ville de Tendre.
10 novembre, Constellation. En première partie de Cancel Rescue Mission, il y eut le trio faussement inédit de Jim Baker, Bernard Santacruz et Michael Zerrang. On ne pouvait rêver mieux pour célébrer, musicalement et en toute discrétion, les 10 ans de The Bridge. Car voilà une décade, le 23 février 2013, Jim Baker fut l’un des invités nord-américains ou français de Tortoise, pour le lancement du réseau, dans le cadre du festival Sons d’hiver en région parisienne. Après ça, il a joué et enregistré avec Bernard Santacruz et Samuel Silvant. Et en remontant dans le temps, Santacruz avait joué et enregistré avec Jeff Parker (le guitariste de Tortoise notamment) et Michael Zerang, dans le trio Vega. Un réseau, des réseaux. Des réseaux de galeries souterraines entre les continents, entre les époques, entre les êtres qui se rencontrent et une douce musique s’élève dans leurs cœurs. Comme ce vendredi soir, entre Quentin Biardeau, Corey Wilkes, Justin Dillard et Étienne Ziemniak produisant en abondance et en beauté des animaux vivants, les oiseaux de feu et les poissons volants. Il y eut un soir, et il y eut un matin, des bruits et des rythmes : ce fut le cinquième jour.
11 novembre, Pro Musica. C’est la deuxième fois en deux jours que Quentin Biardeau et Étienne Ziemniak pénètrent dans le salon de musique de Ken Christianson. La veille inopinément en duo, ils y ont enregistré quelques soulèvements de la terre. Aujourd’hui en quartette, avec Corey Wilkes et Justin Dillard, ils continuent de flamboyer et de découvrir des promontoires rocheux, des vallées perdues, dans l’égarement ou dans le ravissement.
11 novembre, Theatre Y. Plus tard dans la soirée, le saxophoniste, le claviériste et le batteur passent dans le West Side, dans ce lieu où une communauté d’activistes et d’artistes s’est missionnée pour changer la donne. Après les télescopages reconstructivistes d’Allen Moore aux platines, ils y accompagnent les poètes Françoise Dô et Marvin Tate (et sont en retour accompagnés par Bill Evans, qui n’était pas prévu au programme, dont le piano se fait longtemps entendre au-delà du début du concert). C’est Veteran’s Day from All Sides, des histoires de familles hantées par ce qu’elles sont, ce qu’elles ne sont pas, ce qu’on les fait être.. Tout le monde sur le toit du monde où Marvin a planté son drapeau.
12 novembre, Logan Center for the Arts. La vue est imprenable, évidemment, d’un penthouse dans les étages, dans les airs, au-dessus de la coulée verte de Midway Plaisance. C’est là notamment que, en 1893, se tint le 400ème anniversaire de la soi-disant « découverte » de l’Amérique – la World’s Columbus Exposition, avec l’inévitable reproduction à l’identique d’un authentique village africain et ses danseurs en costumes « dahoméens » s’exécutant sur un fond de tambours, de cloches et de chants… Des musiciens venus de tout le pays purent néanmoins se croiser sans attirail dans les cafés-concerts qui jalonnèrent l’événement : le pianiste et compositeur Scott Joplin, le baryton Harry Burleigh (qui inspira sa Symphonie du Nouveau Monde à Dvořák), le violoniste Joseph Douglass (fils de l’abolitionniste Frederick Douglass)…Tambours, cloches et chants, ou ragtime, spirituals et sonates alors, ou soul, funk et free maintenant, 130 ans plus tard, quand Cancel Rescue Mission redonne dans les tours un vaste panorama sur la Great Black Music : rien n’est jamais à l’identique, tout s’associe et se transforme.
12 novembre, Hungry Brain. Après l’âpre et granuleux trio de Josh Berman, Jason Roebke et Tim Daisy, Quentin Biardeau trouve en Ed Wilkerson, Jr. une autre montagne magique, et Étienne Ziemniak trouve en Jason Adasiewicz une autre cataracte de rythmes. Géographie sacrée de la musique qui s’invente collectivement. Colonnes ou contrebasses d’Hercule : Bernard Santacruz venu du Vaucluse et Jakob Heinemann venu du Wisconsin. Dans le bar ou le club qui fait loupe se forme une tornade de pur et d’impur bonheur.
13 novembre, Magnifico Coffee Roasters. Tout s’associe, tout se transforme, et tout devrait être possible. Pour son anniversaire, Étienne Ziemniak a choisi de jouer dans la brûlerie du quartier qu’il fréquente depuis quinze jours, avec le démon de midi, alias Quentin Biardeau. Le café vient de Colombie, la torréfaction est faite sur place, des grains et des sons.
14 novembre, Blue Lake, Michigan. Sur le chemin de Detroit, dans le grand studio de danse presque de la Blue Lake Public Radio, au milieu des bois, pour l’émission “Live From Blue Lake” (WBLV 90.3 Muskegon ou WBLU 88.9 Grand Rapids), Cancel Rescue Mission alterne prise de parole et prise de musique, sans concession toujours, toujours avec une facétieuse détermination.
15 novembre, Trinosophes Project, Detroit. Après une errance dans le temps sans fin ou la fin des temps du Heidelberg Project, quartier déserté et repeuplé avec toutes les reliques d’une vie populaire par Tyree Guyton, l’un de ses avant-derniers habitants, Quentin Biardeau, Corey Wilkes, Justin Dillard et Étienne Ziemniak convergent vers un autre « project », une autre forme de résistance à la gentrification de Detroit : le café, la galerie, la maison d’édition, le label, le disquaire Trinosophes. Après les errances et les ébats de l’Agape Trio d’Alex Harding (saxophone baryton), Joel Peterson (contrebasse) et David Hurley (batterie), le quartette livre sa dernière prestation jusqu’à nouvelle ordre, d’une densité et d’une fluidité désormais à toute épreuve.
Et il y eut toutes les rencontres en marge de. Pleine marge. Plein cœur. Avec les élèves de la Curie Metropolitan High School, les lycéens de ChiArts (Chicago High School for the Arts), les étudiants de la classe de Travis Jackson à l’Université de Chicago ou de la classe de Will Faber à la School of the Art Institute, les amateurs Old Town, etc…
Et il y eut d’autres rencontres encore, à sonder les archives de Sun Ra à l’Experimental Sound Studio, auprès de Ronnie Preston et Dave Spencer à l’American Indian Center, auprès de Tatsu Aoki et Hitomi Oba à l’Asian Improv aRts MidwestCenter où Quentin Biardeau put même jouer du saxophone ténor de Fred Anderson… Autres temps, mêmes mœurs.
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