Sophie Agnel, Ben Lamar Gay, Pascal Niggenkemper et Sam Pluta sont multiples, ils sont connus pour ça, pour être un peu démiurges sur les bords, créateurs et malmeneurs de mondes. C’est-à-dire qu’ils n’arrêtent pas les choses dans leur élan, et ils ne classent rien. Aux sources du son et dans ses profondeurs, il y a toujours d’autres sons, des torsions et des contorsions, une ombre derrière une lumière derrière une ombre : un commerce de transparences et d’opacités, le bureau des cartes. On pourrait imaginer un golem, qui cette fois-ci ne serait pas fait d’argile mais de cuivre, de cordes et de câbles, relayant toutes les informations, toutes les sources, tous les sons. Révélant que toutes les sources sont des ressources, ni plus ni moins, qu’elles soient acoustiques, électriques ou électroniques. Et ce sera souvent à s’y méprendre : le cornet d’abondance passe dans l’ordinateur porte-clé, qui passe dans la contrebasse-terre, qui passe dans le piano passe-partout : tout est affaire de greffes et de griffons. Les instruments sont joués, préparés, trafiqués, amplifiés, filtrés, pris et repris, comme des alevins dans la rivière, comme des galets dans la rivière. La musique est la rivière.
Constellation, le 15 avril. Pour ouvrir le bal, pour ouvrir la nuit et non seulement la nuit. D’un fou rire à une si brève contemplation, en un instant, en passant par tous les longs labyrinthes : Sophie Agnel et Jim Baker disposent d’un trousseau de 166 clefs. Et puis ensuite ce sont les retrouvailles de Pang! (la dernière fois c’était au début de l’été et à la fin d’un confinement). Ce n’est pas une détonation qui a été entendu cette fois à Chicago, mais quelque chose d’étonnant comme un détour, et un détour dans un détour : le chemin le plus sûr et le plus incertain vers toutes les déviations. Un grand jeu sonore et rituel.
ProMusica, le 16 avril. Alors que le vent se lève sur la ville et soulève la ville, Pang! continue d’explorer d’autres pistes de plus en plus enfouies. Sam Pluta n’apparaît pas ici sur les images, mais ses “live electronics” sont partout sous le piano, dans le cornet, autour de la contrebasse. Sophie Agnel, Ben LaMar Gay et Pascal Niggenkemper y ramassent des coquillages, en marchant sous un ciel ouvert et fermé à la fois, poivré d’étoiles.
Hungry Brain, le 16 avril. Premier set et premier ensemble ad hoc. Sophie Agnel et Sam Pluta, avec Peter Maunu aux instruments à cordes coruscant et Julian Kirshner à la batterie prismatique, préfèrent brouiller les pistes, mélanger les cartes. On prend un solo comme on tire une carte, ou l’on se cache derrière les dunes. Second set et second ensemble ad hoc qui fait tourner la roue des intensités et des densités, jusqu’à une corniche dans les hauteurs de la musique qui est une montagne magique. Avec Ben LaMar Gay et Pascal Niggenkemper, il y a là : Hunter Diamond qui, lui, avec son saxophone ténor, a pris un solo au ralenti et un autre solo à contre-courant; Jason Stein qui a constamment ouvert des chemins de halage de bois flotté, dont sa clarinette basse; Nick Broste dans sa tour de guet, se coulant dans ce qui lui apparaît de près comme de loin; Tim Daisy et sa batterie abracadabrante.
Beat Kitchen, le 17 avril. Visite presque surprise que présente Jim Baker lui-même: « Extraordinary Popular Delusions (EPD), dans la petite salle à l’étage au-dessus du bar au 2100 W. Belmont, jouera cette semaine avec Keefe Jackson, Steve Hunt, Chris Dammann, Jim Baker… et peut-être un ou plusieurs invités mystères. (Nous ne sommes pas encore tout à fait sûrs, et chaque fois que nous posons la question aux IA, elles nous donnent ces réponses ambiguës qui donnent l’impression que leur matériel de formation aurait pu se limiter aux déclarations de l’Oracle de Delphes). » Les invités mystères, pour accomplir cet autre rituel d’improvisation musicale et téméraire du lundi soir : Sophia Agnel, Pascal Niggenkemper, Nathanaël Rouchon et Peter Maunu.
The Whistler, le 19 avril. Premier set et troisième ensemble ad hoc. Avec Ben LaMar Gay et Pascal Niggenkemper, Keefe Jackson est au saxophone ténor et à la clarinette basse et au soprano, Molly Jones est au saxophone ténor et à la flûte, et Marvin Tate sort comme un diable de sa boîte, son langage, son imaginaire, sa vie. Ils sont brûlants, à feu doux, et un miracle se produit: le bar bruyant fait silence pour écouter. L’octette suivant, second set et quatrième ensemble ad hoc, n’aura pas ce problème: aux précédents se sont joints Nick Mazzarella au saxophone alto, Nathanaël Rouchon à la trompette, Tim Stine à la guitare électrique et Quin Kirchner à la batterie. Et ceux-là pratiquent la corrosion des métaux à haute température. Tout s’équilibre de l’intérieur et se déséquilibre de l’extérieur.
Logan Center for the Arts, le 20 avril. Fort étrange ce qu’il se passe : des trombes d’eau ont froissé l’air et le réel, tordu sous nos yeux comme un linge, et Pang! au complet (quatre individus jamais en série mettant tout en commun; quatre pôles d’émissions sonores ou, comme on dit aujourd’hui, quatre « dispositifs sonores portatifs ») apprivoise un poltergeist en pleine salle de concert. Les voix des uns sont passés dans les voix des autres, tout est absolument distinct et indistinct et louvoie longtemps.
Et en journée, partout et tout le temps, pour un concert-rencontre avec les élèves de la Curie Metropolitan High School dans le West Side, pour une masterclass sur l’improvisation à l’Old Town School of Folk Music, pour une discussion autour des interfaces musicales dans la classe d’Andrew Malilay White à l’Université de Chicago, pour une résidence à l’Experimental Sound Studio… ça raconte, ça questionne et ça essaye.
Doug Fogelson Studio, le 21 avril. Quatre contrebassistes (Katie Ernst, Anton Hatwich, Pascal Niggenkemper et Jason Roebke) et deux violoncellistes (Katinka Kleijn et Lia Kohl) s’emmêlent les cordes et les corps pour un concert qui finit en happening. Bureau en anglais se dit bien “office”, qui se rapproche de “cérémonie” en français. Tout arrive donc ou finit par arriver, tout tombe par terre, tout s’élève dans les airs, et tous les gestes sont de plus en plus silencieux.
Experimental Sound Studio, le 21 avril. Sophie Agnel et Michael Zerang furent implacables ce soir-là, sur toutes les surfaces et dans la fosse à plongée de l’improvisation. L’affiche de la soirée avait raison de montrer une batterie intégrée à la table d’harmonie d’un piano: on eût dit parfois qu’un seul instrument était joué par deux personnes, avec une coupante limpidité.
Corbett vs. Dempsey, le 22 avril. Pascal Niggenkemper et Ben LaMar Gay se retrouvent en milieu de journée, avec le démon de midi tout droit sorti des tableaux de Sam Gilliam, pour lever de légères bourrasques. Derrière le rideau de sable tire-bouchonnant, le violoncelle infaillible de Katinka Kleijn.
North Street Cabaret, le 22 avril. A l’invitation de BlueStem Jazz, à Madison, Pang! se reconfigure le temps d’un weekend dans le Wisconsin. Ben LaMar Gay étant indisponible, c’est Lou Mallozzi qui, aux platines, ne le remplace pas mais assure la fonction de quatrième point cardinal, celui par lequel transitent toutes les autres voix de tous les autres mondes. Dans le rouge et dans le violet de la pièce, ça tangue et ça gîte de partout.
Woodland Pattern Book Center, le 23 avril. Lou Mallozzi est toujours là, avec Pang!, pour distiller le nectar des sons et des bruits, et instiller le doute. Quatre alambics ou athanors dans la troisième des trois pièces en enfilade, et dix ans que la série d’Hal Rammel, Alternative Currents Live, nous y reçoit. Une désignation idéale pour les live electronics de Sam Pluta mélangés aux platines de Mallozzi, et aux machines désirantes du Wurlitzer et de la contrebasse d’Agnel et de Niggenkemper.
Elastic, Anagram Music Series, le 24 avril. Deux trios inopinés, pour supputer des manières de faire et des ordres de grandeur. Le visiteur Seb el Zin d’abord, au chant et à la guitare électrique, lance Ben LaMar Gay et Sam Pluta sur de fausses pistes de caravanes. Car, quand la vitesse du vent est inférieure à un certain seuil, qui dépend de la densité et de la cohésion du sol, il n’y a généralement pas de transport de grains et de particules. Pour Sophie Agnel avec Joshua Abrams à la contrebasse et Mike Reed à la batterie (rencontré du temps d’un ancien ONJ), c’est Byzance, ou plutôt la cité des sables, au milieu d’un désert aussi peu désertique que possible, grâce à ses mirages. Il y a des illusions auditives, mieux révélatrices, et un si sobre assouvissement.
The Promontory, le 25 avril. Le compte est bon pour la soirée en trois parties ou trois signes du zodiaque. Avant, il y aura eu Honey Blo, sifflant et soufflant dans sa cornemuse (ou dans sa flûte) sur fond de rythmique pré-enregistrée: signe d’Air. Après, il y aura eu le quintette d’Adam Zanolini et sa suite “The Heliacal Rising of Sothis”, évoquant Kelan Phil Cohran notamment. Avec Ben LaMar Gay au cornet d’abondance, Fred Jackson, Sharon Udoh et Naydja Bruton. Signe de Terre. Entre, Pang! profite de toutes les ressources de la salle pour distordre le son et monter en chandelle. Signe de Feu embrasant la matière sonore, embrasant l’écoulement du temps.
Et en journée, partout et tout le temps, pour une séance d’enregistrement à l’Experimental Sound Studio autour des archives de Sun Ra (et d’un cadavre exquis musical), pour un concert-rencontre avec les élèves du COA Youth and Family Centers à Milwaukee, pour une masterclass avec celles et ceux de la Chicago High School for the Arts, pour des discussions avec les étudiants des classes d’Andrew Stock ou de Jennifer Iverson à l’Université de Chicago, et tout simplement pour et avec les enfants de City Elementary… ça raconte, ça questionne et ça essaye.
Chez Sean Masterson, le 26 avril. Et dix ans auparavant, le 26 avril 2013, au Chicago Culturel Center (le quartet Twins photographié par Lauren Deutsch), pour l’ouverture de The Bridge en Amérique du Nord. Ce soir de 2023, le concert est caché à la vue, chez un magicien justement, car la musique est la vraie puissance invisible. Pang! dans le living room fait des plis spatio-temporels.
Comfort Station, le 27 avril. Les danseuses Irene Hsiao et Cristal Sabbagh, invitées par Homeroom, répandent du popcorn partout sur le sol, sous les vêtements, dans les bouches, autour de Pascal Niggenkemper et de Seb el Zin à la guitare, à la flûte et à la voix. Le grand n’importe quoi est un cérémonial aussi.
Elastic, Improv Music Series, le 27 avril. Pour leur dernier concert à Chicago, Sophie Agnel, Ben LaMar Gay, Pascal Niggenkemper et Sam Pluta, alias Pang!, reçoivent Jon Irabagon au saxophone soprano et au saxophone basse. Après avoir presque chaviré dans les effets Larsen et la gloutonnerie électronique, le groupe se récupère, se redresse, se hisse dans une nuit rouge. D’une extrême concentration, celle qui désigne à la fois la focalisation et l’agglomération, naît une cordillère, ou une dentelle de secousses et de soubresauts.
Iowa City, Baltimore, Washington D.C., du 29 avril au 2 mai. Ensuite Pang! s’en alla, se fit entendre ailleurs, au New Center Music de l’Iowa School of Music après (et avec) des étudiants qui avaient fabriqué leurs propres instruments, à An Die Musik avec la chanteuse Bonnie Lander, à Rhizome DC après un solo de la saxophoniste Sarah Hugues. Il est fréquent, après le passage du quartet, de retrouver des aigrettes de sons, lisses, denticulés ou plumeux.
Et, à The University of Iowa School of Music, avec les étudiantes et les étudiants des classes de Jean-François Charles (« Composition Seminar » et « New Musical Instruments »), pour des discussions ou des séances de jeu: ça raconte, ça questionne et ça essaye.
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