Everybody’s Here Ensemble [TB2.9] | Janvier & février 2023, France

Que reste-t-il de ce désir délicieusement humain de l’élan vers l’inconnu, alors que sont déclarées closes les ères des grandes découvertes, des explorations, de la terra incognita? Alors que le moindre détail de notre environnement est cartographié en permanence par des satellites et des véhicules-caméras ? Alors que l a vie quotidienne et les interactions interpersonnelles sont modélisées et prédites par des algorithmes ?

« J’imagine une musique obstinée, j’imagine qu’on creuse quelque chose. C’est en général ce que j’aime partager – une obstination. Ne pas s’arrêter de creuser avant d’avoir trouvé, mais bien sûr ne jamais vraiment trouver. »(Julien Pontvianne)

Ces cinq improvisatrices et improvisateurs, en fomentant leurs plans ensemble, savent pertinemment qu’il reste encore tant à découvrir, de l’autre côté du miroir. Qu’au-delà de la simple démarche d’exploration, la découverte peut encore se faire par la création de mondes nouveaux, en faisant se croiser des individualités singulières faites de mondes multiples.

« Souvent je sais à peu près dans quelle direction je creuse, quel horizon je scrute, à le paysage est inconnu et le restera jusqu’à la première note. Comme si on m’emmenait en haut d’une montagne les yeux bandés dans un pays lointain. On m’enlèvera le bandeau à la première note du premier concert. Ou peut-être garderai-je les yeux bandés. »(Pontvianne)

Elles et ils ont choisi de former un groupe en miroir avec deux « doubles » : percussions/saxophone, et au centre, une voix, le chant. Ici les socles ont disparu, la terre à explorer est sans fond, sans fin. Il faudra jouer avec l’absence, le dépouillement, et faire du vide un espace à observer, à scruter, à écouter. Faire de l’ascèse un moteur prodigieux.

« Que reste-t-il une fois libéré.e.s des fondamentaux supposés ? Où va-t-on une fois les fondations déconstruites ? Sur quoi se reposer, quels chemins suivre lorsque les guides que l’on a créés ont disparu ? » (Julien Chamla)

Ces cinq créateurs et créatrices ont un autre point commun : ils et elles sont rompues à l’exploration en collectif. Côté France, Sakina Abdou, Julien Chamla et Julien Pontvianne sont respectivement membres des collectifs Muzzix, Coax et Onze Heures Onze. Côté Chicago, Coco Elysses est désormais présidente de la légendaire et demi-centenaire AACM, tandis qu’Ugochi Nwaogwugwu prête toutes ses voix sa voix et ses poèmes aux efforts de réechantement par l’art du South Side. Collectivement, ces cinq-là n’ont cessé de composer avec les identités multiples et les influences, de la folk à la noise en passant par le minimalisme.

« Restent les plus anciens instruments du monde : des voix et des percussions. Reste la possibilité d’un message à faire entendre, cru, porté par nos propres échos, pulsations, par nos miroirs et nos doubles. Reste un espace à investir, ouvert par l’absence, reste le vide à embrasser pour y construire des échanges d’une nouvelle nature. » (Chamla)

Que devient-il, ce désir délicieusement humain, l’élan vers l’inconnu ? Pléthore. Les créateurs de mondes ont désormais pris la relève des explorateurs de mondes, ils font le grand saut vers les mondes intérieurs pour cartographier l’altérité. Les nouvelles terra incognita sont le produit des imaginaires individuels et collectifs, et s’appellent Alamut, Uluru ou Xanadu.

L’expédition du Bridge 2.9, l’une des premières fois où elle a été vue, avant de prendre la mer. Avec de gauche à droite: Coco Elysses (didley-bow, congas), Julien Chamla (batterie), Sakina Abdou (saxophones ténor & alto, flûte à bec), Julien Pontvianne (saxophone ténor) et Ugochi Nwaogwugwu (chant), à la recherche de la toison d’or.

18 au 20 janvier, en résidence à Grenoble. Sur l’embarcadère du Centre International des Musiques Nomades, The Bridge 2.9 se rassemble, heure après heure, jour après jour, au rythme des grèves qu’il faut bien mener. Il y a 20 millions d’années, sous l’effet de la collision entre l’Afrique et l’Europe, la croûte terrestre s’est déformée dans la région. Couches géologiques plissées et cassées, éruptions ou irruptions, érosions: ce sont des mouvements collectifs comme les autres, comme les grèves, comme la musique improvisée à plusieurs. Surtout celle-là et ses sortilèges.

21 janvier, Vitrolles. Au Moulin à Jazz, le quintette joue surtout dans le cratère d’un volcan. Et il y a des pluies de météores aussi. Et Bastien Boni est venu les rejoindre, au second set, avec sa contrebasse filante, fileuse. De vaporeuse, leur musique devient parfois voluptueuse: elle se fait entêtante.

22 janvier, Avignon. A l’AJMI, rois et reines et gueux sont tirés. Dans chacun de leurs instruments et dans chacune de leurs voix, il y a des mages et des muses et des ruses, et il y a des fèves de silence. La musique se déroule dans le temps et s’enroule dans l’espace.

24 janvier, Lyon. Sans Sakina Abdou pour le concert au Périscope, les quatre autres ont plutôt étudié l’activité des volcans sous-marins: la régularité ou l’irrégularité des structures éruptives, les longues cheminées hydrothermales, la transformation du magma en verre… On les voit ici à la sortie de la fosse de veille.

25 Janvier, Nantes. Au Pannonica, d’autres péripéties attendent le quintette. Comment dérouler encore ce qui s’enroule déjà si naturellement ? Comment faire autre chose des vagues, des marées, des flux et des reflux ? Par où passer ? 

26 janvier, Brest. Dans la Salle du Clous de l’université, et dans le cadre du festival Décadanse, Plages Magnétiques s’est associé à The Bridge, aux danseuses Jennifer Dubreuil Houthemann et Guiomar Campos, de la Compagnie CAD Plateforme, pour « enfreindre le mode accéléré ». Voyage en lenteur, sur des images tirées des archives de la Cinémathèque de Bretagne, et montées par Claire André. Voyage en lenteur, là où les ballons s’échappent dans le ciel en se contorsionnant avec grâce, là où la mémoire fond comme un bonbon dans la bouche.

27 janvier, Tours. Au Petit faucheux, dans les traces de pas de l’invisible Ymir, géant de l’Edda, 2.9 se dédouble et se scinde : dans quelle direction partir alors ? Vers la voix et ses sagesses, dans la voie et ses largesses ? Dans le vide jamais loin ? En se répétant ?

28 janvier, Dijon. [Chicago District], à l’Opéra de Dijon, vise à faire du haut-lieu une annexe de la « windy city », pendant un week-end entier d’événements. Mais avant le tapage nocturne et délicieux de Damon Locks et du Black Monument Ensemble, il y a les volatilisations d’Ugochi Nwaogwugwu, Sakina Abdou, Julien Pontvianne, Julien Chamla et Coco Elysses. From the invisible songs to the songs of the unsung. C’était écrit, dans l’album Zutique.

31 janvier, Toulouse. Ça barde sans Julien Chamla mais avec Mathieu Sourisseau, pour le concert au Taquin, après les quadrillages de Maria Helena Vieira Da Silva la veille et la stratosphère de Marie Olaya en première partie. On a lancé des pavés dans le jazz, un peu dans le désordre.

1er février, Poitiers. Toujours sans Julien Chamla pour le concert au Confort Moderne, les quatre autres ont plutôt étudié la combinaison des forces gravitationnelles dues à la Lune et au Soleil, et des forces d’inertie dues à la révolution de la Terre autour des centres de masse du couple Terre-Lune et du couple Terre-Soleil, le tout conjugué à la rotation de la Terre sur son axe. On les voit ici, deux par deux, le couple Terre-Lune et le couple Terre-Soleil, à l’origine des marées.

3 février, Albi. Au Frigo, on n’en a pas fini avec la constante de gravitation. Le batteur est de retour dans le plus simple élément de sa batterie, les saxophonistes dans le plus simple élément de leurs saxophones (un seul tigre surgit, une seule fois), le didley-bow dans le plus simple élément de sa seule corde. Le chant, lui, est une bobine. Ensemble, ils traversent des bancs de brumes, des écrans de fumée. Là où il y avait une seule voix, il y en a deux maintenant.

4 février, Carcassonne. Après une visite de la Maison des Mémoires – Maison Joë Bouquet, et bien avant une ronde de nuit dans la cité médiévale (52 tours), The Bridge 2.9 joue une musique qui interprète très exactement, bien sûr, la pensée ou la vision du poète : « Loin, le vent marche à côté des chemins, et parfois il se hâte comme un homme qui suit des chevaux ». Dans cette géographie à déplier, Carcassonne est juste derrière Ilé-Ifẹ̀, et le concert ne peut pas s’empêcher d’être une cérémonie.

5 février, Chenonceaux. On en parle, des chemin de traverse, à la dérobée? Une tournée, ça n’est finalement que ça. Ça tourne, ça passe partout, dos tournés, ça tourne. Et ça va voir, des châteaux par exemple, avec Maître Cappozzo, pour envisager comment on se réappropriera tout ça le moment venu. Il viendra. C’est une question de temps, d’improvisation. Pour le plus grand bonheur.

6 février, Lille. Des repaires de pirates, il y en a partout. Il y en a un à Lille qui s’appelle La Malterie. On y distille de l’improvisation musicale en contrebande. On y fête même des anniversaires qui font tournebouler le monde, avec chorégraphie et bonheur à satiété. On tourneboule pour le bonheur des petits et des grands et des petits que nous sommes tous. En compagnie de Ivann Cruz, Maryline Pruvost et Jérémie Ternoy.

7 février, Strasbourg. Au Fossé-des-Treize, grâce à Jazz d’or, rien ne reste à faire valoir si ce n’est l’espace à prendre. Espace, distance, dilatation, dilution peut-être, et peut-être aussi le retour à l’origine qui n’est jamais, jamais, l’origine. Mais quelque chose qui se passe le moment venu. Mais alors, d’où vient le moment?

9 février, Pantin. En compagnie de Nicole Mitchell à la flûte, aux signaux, tout s’émet, tout se contrarie, ce qui s’est développé pendant trois semaines se redéveloppe encore ou pas, apprend à se reconnaître, demande grâce et l’obtient.

Former des cercles, avec des liens humains et musicaux. À Lyon, rencontre avec des musiciens du Cefedem et des Ateliers d’Improvisation Libre.  Toulouse, rencontres avec des élèves de l’École maternelle publique Claude Nougaro et des élèves de l’École élémentaire publique Peire Godolin. À Poitiers, rencontres avec des élèves du CFMI et des improvisatrices et improvisateurs du PIL (PoCo Improvisation Laboratoire). À Paris, rencontres avec deux classes du Conservatoire à rayonnement régional… à Grenoble, rencontre avec un seul enfant. Et, à l’Université Paris 8 | Vincennes – Saint Denis et au centre parisien de l’Université de Chicago, participation avec Nicole M. Mitchell au Colloque international : Afrofuturisme : Centrer l’imaginaire de l’Afrique diasporique.