Entretien avec Alexandre Pierrepont, par Le Périscope
Le projet The Bridge crée des concerts-rencontres entre des artistes de la scène française et de Chicago. Alexandre Pierrepont qui coordonne le projet aborde les solutions et réponses qu’ils ont pu trouver, à travers ce projet, pour faire face aux crises qui touchent le monde actuellement.
Tout d’abord, permet moi de prendre un peu de tes nouvelles. Comment vas tu moralement, à quoi ressemble ton quotidien sur cette étrange rentrée ?
Je vais commencer par te dire que tu la phrases bien ta question ! Tu utilises l’adverbe « moralement », c’est hyper révélateur que tu me demandes comment « moralement » je vais, je ne suis pas plus heureux ou malheureux qu’un autre, mais se soucier du moral – pas simplement entre amis ou entre membres de la même famille mais aussi entre membres du même secteur socio-professionnel ou artistique – c’est hyper-révélateur de devoir poser la question de cette manière-là. C’est simplement faire preuve d’humanité que de voir comment on résiste les uns les autres. Il faut qu’on résiste, qu’on tienne et qu’on se repropulse éventuellement derrière. C’est pourquoi ça m’a fait tilter de suite de t’entendre utiliser le mot « moralement ». A propos de mon quotidien, il est celui de pratiquement tout le monde dans le secteur culturel. Il ne faut pas oublier que le fléau qui nous touche tous, c’est un fléau biopolitique et j’insiste là-dessus.
Ça fait longtemps qu’on trouve cette notion de « biopolitique » et on ne l’a jamais aussi bien vérifiée. C’est un problème sanitaire et politique. Ces deux problèmes sont intimement liés. Et ce fléau biopolitique nous touche absolument tous. Le moral est lié à ça aussi : comment peut-on bien se porter moralement alors qu’où qu’on se tourne, les gens sont affectés par la situation ? Il y a déjà eu des crises dans la société, mais à moins d’une guerre qui concerne aussi tout le monde, c’étaient des crises qui n’avaient l’air de toucher qu’une catégorie de la population. Comme tout le monde il y a certain jour j’ai envie d’en découdre, de trouver des solutions, de me projeter et de me dire que, nous qui nous préoccupons de musiques aventureuses et en grande partie improvisées, on pourrait avoir des réponses. Non pas LES réponses car personne ne les a, mais DES réponses face à une telle situation. Donc certains jours j’ai la niaque, d’autre jour je désespère de la situation.
Donc, moralement je suis un vrai yoyo en ce moment.
Peux-tu nous dire ce qu’il s’est passé particulièrement pour vous à The Bridge ? Sur quelle actualité étiez-vous en train de travailler au moment du confinement ? Comment avez vous décidé d’agir par la suite ?
Mi-avril il y avait une tournée, on partait avec le groupe Sanglier (Peter Orins, Didier Lasserre et Christine Wodraska) à Chicago et dans le Midwest rejoindre les deux saxophonistes Américains du groupe (Keefe Jackson et Dave Rempis), ce groupe-là est passé au Périscope. On partait pour une tournée de trois semaines qui était totalement montée, totalement prête. Dans notre cas elle est reportée, elle n’est pas annulée. On imagine, on espère qu’elle pourra avoir lieu au printemps 2021.
Cette suspension, elle nous est imposée par la situation, quoi qu’on en pense il n’y a pas à en discuter.
Après, commence un second temps et c’est encore une fois un problème biopolitique qui est de savoir combien de temps ça va durer et dans quoi on s’installe. On s’est tous trompé, par une naïve espérance totalement compréhensible, en se disant que deux mois après le confinement, les choses reviendraient dans l’ordre. On sait que la société a été sévèrement touchée. Maintenant c’est peut-être le troisième temps qui arrive, donc concrètement on a essayé de maintenir la seconde tournée américaine. The Bridge c’est toujours à l’automne, donc par rapport à notre calendrier, au printemps et pendant l’été on a maintenu cette tournée en étroit contact avec nos partenaires américains et les musiciens.
Si tu veux une estimation très concrète, aucun club, aucun festival, aucune galerie d’art, aucun musée, aucun conservatoire aucune université ne rouvriront leurs portes avant 2021 à Chicago.
C’est très simple, on ne va pas tourner autour du pot sur ces questions-là, fin juillet quand je pars en vacances, deux tiers de nos partenaires américains estiment cette tournée encore possible avec nous mais on se donne rendez-vous à la rentrée pour faire le point et décider. On est toujours en train d’attendre un peu plus d’informations, un peu plus de décisions. Fin août quand je rentre de mes vacances, j’envoie un mail le lundi matin, le mardi soir c’était plié. 100 % des deux tiers restants annulaient les uns après les autres les événements. Si tu veux une estimation très concrète, aucun club, aucun festival, aucune galerie d’art, aucun musée, aucun conservatoire aucune université ne
rouvriront leurs portes avant 2021 à Chicago. Donc par rapport à notre activité, même décision que pour le groupe du printemps 2020, on n’annule pas mais on reporte car on est dans l’espérance de pouvoir faire des doubles-tournées : c’est-à-dire faire tourner deux groupes à la fois côté américain. En revanche, on a pu maintenir les tournées françaises, celles de janvier/février a eu lieu avant le confinement donc ça allait, et celle d’octobre va avoir lieu de façon un peu étrange, mais elle va avoir lieu. The Bridge existe depuis 2013, en septembre c’est la première fois qu’on n’ira pas aux Etats-Unis. En 25 ans d’activité incessante entre l’Amérique du Nord et la France, c’est la première fois que je n’aurais pas mis les pieds aux Etats-Unis.
Vous avez annoncé en mai que le projet The Bridge ne se jetterai pas sur l’opportunité numérique pour remplir le vide et contribuer au brouhaha numérique qu’il y a pu avoir à cette période. Comment a été prise cette décision en équipe ?
On est une équipe de trois, on a donc pris cette décision à trois avec une unanimité parfaite. Ça me semble très important aussi par rapport à ce que nous vivons et par rapport au temps à venir, le fait que ce soit un problème biopolitique et que cela concerne tout le monde.
Avant de répondre par rapport à la musique, je vais faire un détour nécessaire sur l’ensemble de la situation et notamment par rapport à ce qu’on appelle aujourd’hui présentiel/distanciel, ou le télétravail. Déjà avant cette crise, nous passions de plus en plus de temps devant nos écrans pour la plupart des activités humaines qu’il s’agisse de textes à écrire, de recherches à mener, de communications à avoir, de contacts à prendre, de détente : on peut passer les neuf dixièmes de sa journée sur un écran. C’est déjà une réflexion qui existait avant que cette crise accélère et amplifie ce phénomène.
Je n’ai pas de discours réactionnaire, ce sont de formidables outils qui font partis intégrante de nos vies désormais et qui nous facilite quantité de choses, c’est prodigieux mais comme dans certains contes de fée, mais les prodiges sont parfois ambigus. C’est important de se le rappeler. Donc il ne s’agit pas seulement d’être contre, il s’agit d’être pour. Il s’agit d’être pour les expériences qui n’ont pas besoin d’écran. C’est indispensable et c’est un plaisir mais ce n’est pas le seul plaisir et ce n’est pas la seule activité, c’est une évidence, mais qui s’estompe un peu. Dans la musique live, quelque soit le genre, mais encore plus dans une musique qui s’invente dans l’instant, par rapport à la musique totalement écrite. Il y a besoin de la situation, de la scène et du lieu autour : ce sont précisément des musiques qui nous permettent d’échapper à l’écran. Ce n’est pas leur but, elles existaient avant la prolifération des écrans.
« Il y a besoin de la situation, de la scène et du lieu autour : ce sont précisément des musiques qui nous permettent d’échapper à l’écran. Ce n’est pas leur but, elles existaient avant la prolifération des écrans.
C’est tout simple pendant le confinement en France et ailleurs beaucoup de choses ont été écrites sur cette question-là. Profitons de ce temps de réflexion pour faire autre chose ! D’ailleurs, on a tous eu une même conversation avec des gens qui ont finalement vécu une meilleure situation pendant le confinement que pour le déconfinement dans une situation qui n’est pas rétablie. On a ces outils qui nous lient les uns aux autres et c’est précieux, mais qu’est ce qu’on décide de leur confier et de ne pas leur confier de nos vies quotidiennes ? Ce n’est pas le streaming en soi qui me dérange, un débat pour ou contre serait ridicule. Le streaming existe et c’est très bien. Il faut utiliser cette technologie et cette possibilité de communiquer à distance des événements musicaux à ceux qui ne peuvent pas ou plus en profiter.
Il faut réfléchir et travailler ensemble y compris dans un contexte de crise sanitaire de comment on fait pour conserver ou ré-inventer ces moments de partage fabuleux en présentiel.Je trouve l’adjectif horrible mais il veut bien dire ce qu’il veut dire d’ailleurs c’est très intéressant, cette dichotomie qui maintenant structure un peu nos vies elle n’est pas exactement une opposition dans les termes : on ne dit pas présentiel et « absenciel », on dit présentiel et distanciel : ça veut bien dire que dans les deux cas il y a de la présence. Mais elle n’est pas de même nature. Cette présence sous deux formes, sous deux régimes, il n’y a pas à hiérarchiser, ne pas en éliminer une au profit de l’autre. Il faut tout en étant vigilants, prudents, responsables trouver des formes pour que le présentiel puisse continuer d’exister en parallèle du distanciel auquel on a malheureusement aussi recours.
Et justement, cette notion de la présence semble être que c’est quelque chose qui fait partie intégrante du projet The Bridge, c’est quelque chose qui est marqué dans ton discours. Tu disais que The Bridge c’est de la création mais aussi une aventure humaine : des rencontres, une aventure physique, géographique, temporelle. Comment tu vois cette logique de création aujourd’hui alors que ces paramètres sont déréglés ? Placez vous la création dans une situation d’urgence, qui nécessite de repenser des moyens de créer dès aujourd’hui ?
Je pense que la situation nous invite tous à la modestie, dans ce qu’on disait du streaming tout à l’heure. Moi , ce qui m’a énervé c’est de voir tant de gens du monde de la culture et pas de la musique seulement, se précipiter dans ce truc sans prendre le temps de réfléchir, comme si c’était LA solution. Le propre aussi de la musique et particulièrement de la musique créative, c’est de jouer non seulement avec les rythmes et avec ce qu’ils impliquent, c’est-à-dire des vitesses et des durées. Et dans la vitesse il y a le ralentissement. Donc, se précipiter vers le streaming, remplir le vide en flux continu comme si rien ne s’arrêtait jamais ça me semble une erreur.
Une des choses qu’éventuellement j’aime bien dans la situation actuelle (il n’y en a pas beaucoup) c’est l’obligation dans laquelle ça nous met de réfléchir et notamment de réfléchir à l’articulation musique et société. Avec ma formation d’anthropologue, je fais ça depuis toujours mais là désormais tout le monde est obligé de le faire ou de le refaire. La première chose a laquelle je pense ce n’est pas à la musique, l’art ou la culture. Je pense aux échanges internationaux mais aussi à l’échelle d’un territoire national. Je pense à la circulation des hommes et des biens aujourd’hui.
« Lorsqu’un musicien ou un artiste circule, il ensemence des imaginaires. »
Pour différentes raisons et pas simplement celle du virus mais aussi par rapport à l’urgence climatique qui pèse sur l’ensemble de l’espèce et sur la planète. Et donc depuis le déconfinement, il y a un certain nombre de discours culpabilisants notamment pour les musiciens qui feraient des tournées inconsidérées, par exemple des « one-shots » à l’autre bout du monde. En termes de circulation des hommes et des biens, ceux qui font le plus de mal à la planète, ce ne sont pas les quelques artistes français ou autres qui circulent dans l’espace aérien. Je pense qu’en terme de circulation, de consommation énergétique et de dévastation impliquée par cette consommation, les milieux d’affaire, les milieux agroalimentaires, les traités de libre-échanges qui sont signés entre la France et le Mexique ont une bien plus grande part de responsabilité…
Je pense que c’est de plus en plus la mission d’un musicien conscient du monde dans lequel il vit de s’opposer à ce genre de commerce là, qui a des proportions dantesques plutôt qu’à sa petite échelle se sentir culpabilisé. Lorsqu’un musicien ou un artiste circule, il ensemence des imaginaires. Ils donnent des perceptions, des représentations dont peuvent s’emparer les individus et qui a leur tour vont avoir des actions créatives sur le monde. La première échelle pour moi elle est là, sinon les musiciens français vont jouer avec des musiciens français et faire des concerts en streaming avec des musiciens néo-zélandais. C’est ça le monde de demain ? Alors que les traités de libres échanges permettront toujours aux minerais et denrées alimentaires de circuler inconsidérément ? Il y a quand même à mon sens une certaine urgence à résoudre ce paradoxe.
Comment vous êtes vous saisis de cette question avec The Bridge notamment ?
Avec The Bridge on y a répondu d’une certaine manière, sans prétendre que l’on ait été des devanciers. En France évidemment on travaille avec Jamon Lopez, Will Guthrie ou Mike Ladd, donc on est à l’échelle d’un territoire. On leur fait prendre une seule fois l’avion, ils arrivent en France et on circule en train ou en voiture. Et quand on va aux États-Unis, on fait la même chose dans un état américain qui par sa taille, sa population et son effervescence est l’équivalent de la France. C’est-à-dire Chicago et l’Illinois. On fait rester deux à trois semaines pour tisser du lien social en marge des événements musicaux qu’on organise.
Il est possible et d’autre font ça : lorsque Charles Gil monte ses tournées en Finlande avec des groupes Français, il fait quelque chose d’équivalent. Il faut repenser très certainement la circulation des hommes et des biens, mais cette circulation est absolument indispensable. On n’imagine pas un monde, surtout dans le monde actuel ou la seule manière d’être connecté avec l’autre serait à travers des fibres et des satellites. Moi je ne veux pas de ce monde-là.
Tu as un regard à la fois sur les Etats Unis et sur la France. Est-ce que tu peux témoigner de ce que tu as vu de la vie des artistes et des acteurs culturels d’un côté et de l’autre de l’atlantique ? Y a-t-il des points de comparaisons, différences et similitudes ?
Je ne veux pas caricaturer en généralisant mais pour répondre rapidement : l’impact de cette crise sanitaire et biopolitique et bien plus dramatique pour les Américains que pour les Européens pour d’évidentes raisons que tout le monde connait. Beaucoup de scènes, de programmateurs et de journalistes, beaucoup de représentants, du monde du jazz ou de la musique improvisée, en France et en Europe, ce sont plaints ces dernières décennies de l’omniprésence des Américains dont la légitimité est remise en question aujourd’hui sur le plan artistique par certains et dont la légitimité esthétique ou historique est remise en question par l’avènement d’un jazz européen, français, des musiques improvisées européennes. Et qui donc serait néanmoins toujours là à rafler des propositions et des programmations en Europe. C’est juste un rappel pour dire qu’on a oublié de considérer dans quelles conditions ces musiciens vivent et exercent. A l’exception des quelques-uns, les places au sommet de l’échelle sont rares (une douzaine). Pour le reste, l’ensemble des musiciens Nord-Américains, et plus particulièrement les Afro-Américains mais pas seulement, sont soumis à la loi du marché, sans aucune protection ni garantie, avec des cachets minables puisque cette musique n’est toujours pas prise en considération.
Dans la société américaine, ils sont obligés de multiplier les gig et les opportunités pour gagner leur vie et si ce n’était pas l’Europe ou les marchés extérieurs ils n’arriveraient pas à joindre les deux bouts. Alors ne pas pouvoir aller en Europe ou ailleurs c’est dramatique pour eux. Sans citer de nom, depuis trois ou quatre mois j’ai eu beaucoup de contacts avec des musiciens qui sont aux abois : des musiciens qui ont passé l’âge ont dû reprendre des petits boulots. Je connais des musiciens de soixante ans et plus qui ont repris des boulots de livreur. Ils ne sont pas que passifs ni victimes. Ils savent car ils sont nés dans cette société américaine. Ils savent y faire, ils savent qu’ils vivent le dos au mur. Il ne faut pas non plus faire un portrait misérabiliste d’eux. Encore une fois ils ont peut-être plus de courage que des musiciens européens qui ont encore des protections (au passage et par rapport au démantèlement progressif de ces dispositifs, la situation est tragique). Elle se complique à l’heure actuelle par une situation qui à bien des égards ressemble, en plus de la crise sanitaire, à l’avant-veille d’une guerre civile. Et indépendamment des raisons qui ont fait annuler la tournée américaine en octobre, on a eu aussi des retours de musiciens et de partenaires qui nous ont dit de ne pas venir de toute façon car cela sent le roussi.
Raison de plus pour se battre !
Comment se passe alors concrètement la tournée de l’automne 2020 ?
On est évidemment obligé de reporter la tournée d’automne. Pas à n’importe quel prix ni dans n’importe quelles conditions et en préservant le présentiel, en le cultivant.
Premièrement ce n’était possible qu’avec des groupes qui se connaissaient déjà, qui avaient déjà fait une tournée. On ne peut pas faire se rencontrer des gens à distance qui ne se connaissent pas encore. Donc on n’exclut le streaming, on exclut l’écran, on travaille avec du son. On s’est donc dit on va demander aux musiciens qui ne peuvent pas venir les Américains (Jim Baker & Jason Roebke) on leur a proposé de passer en studio chez eux pour qu’ils enregistrent de la musique improvisée à deux afin que les musiciens français puisse s’approprier ce matériau la – pas forcement en l’écoutant et en le travaillant avant la tournée puisqu’il s’agit de musique improvisée mais en injectant parfois avec la complicité des ingénieurs du son, en injectant des parties, jamais forcement l’intégralité et de façon différente à chaque fois et en jouant avec cette ombre sonore ou avec ce fantômes sonore. C’est une manière de pointer l’absence des musiciens américains.