Par Matthieu Deuzelles, publié le 20 octobre 2014 dans Le Poulailler
Dans le cadre de l’Atlantique Jazz Festival, Penn Ar Jazz accueillait jeudi 16 octobre au Vauban quatre musiciens de la cinquième mouture de The Bridge, dispositif de mise en relation de musiciens français et américains. Un piano (Eve Risser), une batterie (Mike Reed), un violoncelle (Fred Lonberg-Holm) et des flûtes (Sylvaine Hélary), pour une exploration déroutante et alternative de l’univers sonore.
Car il n’est pas uniquement question de pousser les instruments dans leurs derniers retranchements, mais bien de remonter aux sources du son, considéré comme « matière première » (c’est d’ailleurs la définition qu’en donne le pianiste, violoncelliste et chef d’orchestre américain Muhal Richard Abrams). Et il suffit de fermer les yeux pendant le concert pour perdre ses repères, pour ne plus finalement savoir si ce que l’on écoute correspond à ce que l’on entend. Voici ce qu’en pense Alexandre Pierrepont, auteur entre autres essais du Guide du savoir bruire, lorsqu’il parle de la dynamique du champ jazzistique:
“Grâce aux surprises de l’improvisation, il sort de moi une musique qui m’est inouïe à moi-même ; je suis donc amené à jouer non seulement ce que je sais, mais également ce que je ne sais pas ; non seulement qui je suis, mais aussi bien celui que je suis sans le savoir encore. En même temps, grâce au travail de l’improvisation, je vais pouvoir identifier cet inouï, le pratiquer, me familiariser avec lui, le faire entrer dans mon vocabulaire : faire que ce je, qui était un autre, devienne mien. Le corollaire de ceci, c’est que d’un autre côté le rapport à l’autre libère de l’identité. Lorsque deux musiciens se rencontrent, aucun univers n’englobe l’autre : chacun est restitué à lui-même, agrandi, au sein d’un troisième univers suscité par la rencontre même.”(1)
Cet ethnologue touche-à-tout est à l’origine de The Bridge, véritable laboratoire où, sur scène, s’incarne le rapport à l’autre dans tout ce qu’il a de bipolaire. Le résultat, en deux sets homogènes, provoque les oreilles, et place le spectateur non averti au milieu d’un déluge sonore atonal, où chaque musicien semble s’abandonner dans une transe incontrôlée, où chaque note (ou plutôt chaque son puisqu’il ne s’agit pas de notes à proprement parler) semble vouloir remonter vers sa cause première. L’occasion de réapprendre que le premier homme qui tapa dans ses mains inventa probablement la musique. L’occasion surtout de réaliser que nous avons tous oublié la musicalité qui nous entoure au quotidien.
Lorsque le piano devient le plic-ploc des gouttes de pluie, lorsque le violoncelle devient porte grinçante ou moteur lointain d’une voiture, lorsque la batterie devient cœur qui bat, lorsque les flûtes deviennent souffle ou gémissement, on en vient à prendre conscience de manière aigue que décidément, nous sommes entourés de potentialités musicales auxquelles nous ne prêtons –hélas– plus guère d’attention. Et puis, doucement, alors qu’ils ont tiré de leurs instruments ces sons improbables qui nous renvoient très nettement des images de films ou des pans de notre enfance, voilà que les musiciens les déclinent d’abord tranquillement, puis de plus en plus vite. Ils s’écoutent, ils s’imprègnent les uns des autres, ils montent à la recherche d’harmoniques cachées, ils se suivent et se retiennent. Chacun dans sa sphère interroge et percute l’autre. Les instruments se croisent, se confondent, s’évadent et se retrouvent. Un thème fugace jaillit parfois (dans le deuxième set notamment, un beau moment piano-flûte), vite oublié. Tout cela devient un magma bouillonnant et explosif, un jazz furieux et libéré, qui oblige le spectateur à réagir.
Il y a de la provocation, de la rage, une volonté farouche et comme trop longtemps contenue de « lâcher les doigts ». Et, passez-moi l’expression, on se prend ça en pleine tête. Et les pieds bougent tout seuls. Et on rit bêtement, et on a envie de faire partie de cette fête du bruit, parce qu’on sent combien ça peut être libérateur. Et puis tout à coup, on revient au début, on a fermé le cycle. Et dans le souffle d’un accord majeur, le seul que j’aie noté, c’est fini. Et il faut du temps pour redescendre sur terre. Les applaudissements se font attendre, le temps d’accuser le coup, de réaliser qu’on est bien là, sorti vivant de l’expérience.
1. Descatins Labrasserie, « Le champ jazzistique selon Alexandre Pierrepont », Multitudes 2/ 2004 (no 16), p. 145-155