par Diane Gastellu, publié le 17 mars 2014 dans Citizen Jazz
Station Toulouse, trois jours d’arrêt pour The Turbine, l’étrange double duo
formé dans le cadre de The Bridge #3. Trois jours de rencontres, de recherches, de confrontations et une apothéose en quintet le dernier soir.
Première étape : samedi soir 15 février au Mandala, en ouverture du festival Impro Focus qui s’y tient comme chaque année en février. The Turbine invite Mathieu Sourisseau, qu’on ne présente plus à Toulouse – et pas seulement à Toulouse. [1]
Ce soir, ce n’est pas The Turbine au complet : juste les bassistes. Un trio de basses : prise de risque maximum. Deux contrebasses et une guitare basse acoustique : danger zone. La basse acoustique contraint Mathieu Sourisseau à une position de jeu (assis, cerné de pédales, avec un ampli alors que les deux autres jouent 100% acoustique) qui le met physiquement à l’écart du duo formé par les contrebasses. Duo qui, sur le premier set, fonctionne d’ailleurs de curieuse manière,Harrison
Bankhead ayant tendance à faire cavalier seul tandis que Benjamin Duboc envoie des idées, en reprend d’autres, et tente d’ouvrir la conversation. Bankhead, lui, « fait le show » en s’accrochant à une esthétique très « Great Black Music » semée de citations parfois comiques et de numéros de scat.
Le second set offrira en revanche de très beaux moments plus expérimentaux, avec l’adjonction d’un saxophone baryton très bruitiste en la personne de Florian Nastorg (Zed, Piak, No Noise No Reduction…) ; Mathieu Sourisseau opte pour un jeu purement non-conventionnel, usant beaucoup d’un fouet à cocktail électrique sur une kalimba posée sur les cordes de sa guitare basse. Le son produit, truffé d’harmoniques, granuleux à souhait, embarque l’ensemble dans une musique qui fait la part belle aux recherches de timbres, même si Bankhead distille encore quelques numéros de purentertainment entre swing et Beatles.
Deuxième étape : dimanche 16 février, Place Belfort. Je n’y étais pas… La rencontre de The Turbine avec Daunik Lazro, Heddy Boubaker, Igor Huillier entre autres improvisateurs toulousains patentés, à la Pizzeria Belfort [2], s’annonçait féconde, on m’a dit qu’elle avait tenu ses promesses,
voire au-delà.
Dernière soirée, lundi 17 février, Espace Job. En journée, Ramón López donnait une master-class aux étudiants de Licence jazz de l’université Toulouse-Le Mirail – où son acolyte de longue date Christine Wodrascka est intervenante et a fondé, avec Heddy Boubaker, la FIL (Fabrique
d’Improvisation Libre).
Nous les avons retrouvés, tous ensemble, en première partie du concert du soir à l’Espace Job [3]. En arc-de-cercle, treize jeunes musiciens au milieu desquels trône la batterie de Ramón López – soutien, booster et complice. Une instrumentation biscornue comme seul le hasard peut en produire : deux violons, deux voix, une clarinette, quatre sax, une guitare électrique, une guitare acoustique, une basse électrique, un piano, dirigés à tour de rôle par l’un ou l’autre musicien. Même si la direction se limite à quelques indications élémentaires (jouer/ne pas jouer, forte/piano, crescendo/decrescendo…), les séquences improvisées se suivent et ne se ressemblent pas : l’impulsion donnée, la structuration sont différentes et produisent des univers sonores très dissemblables selon qui dirige. La qualité d’écoute collective est surprenante, et les personnalités musicales s’affirment déjà derrière les influences. On distingue des bouffées de Liberation Music Orchestra, parfois des vagues de Maria Schneider, et une
énorme envie de jouer/jouir de la musique, communicative.
Changement de plateau, pause. Présentation de The Bridge, à l’usage des non-initiés, par Johan Saint, de l’association The Bridge, et quelques-uns des partenaires locaux de l’opération – une belle brochette d’acteurs de la culture : le collectif Job, le Mandala, Un pavé dans le Jazz, la Pizzeria Belfort… qui apprennent à travailler ensemble avec un bel enthousiasme.
Entre The Turbine, augmentée ce soir – c’est le jeu de The Bridge – de Christine Wodrascka dans le rôle de régionale de l’étape.
Les deux batteurs attaquent un shuffle très puissant, vite rejoints par les contrebassistes. Cela joue vite et fort. Christine Wodraska insère des frappes précises, anguleuses, monkiennes, « ceciltayloriennes », qui jaillissent du maelström sonore produit par la turbine. Parfois le son baisse un peu et laisse émerger l’un ou l’autre, bientôt happé à nouveau par le tourbillon.
Un duo de contrebasses s’esquisse, à l’archet, se partageant la tessiture des instruments. À Bankhead les aigus vagissants, à Duboc les infrabasses chamaniques, diphoniques parfois. Wodrascka tire sur les cordes de son piano, les frotte. La chroniqueuse prend des notes, essaie de repérer les techniques, les interactions, les articulations, et voici que son crayon trace tout seul quelque chose qui ressemble à « wow » et juste en-dessous : « pas descriptible. Emulsion ».
A partir de ce moment, nous – le public – sommes en apesanteur face à ce qui est devenu un seul corps musical formé de cinq organes prodigieusement coordonnés. Impossible à raconter sinon par touches
ou par flashes : ostinato, lamento, clusters, la gestuelle de Wodrascka qui, comme à son habitude, dessine ses gestes au-dessus des touches et des cordes. Drake félin, à la fois fluide et explosif, joue sur les conventions et se joue d’elles. Duboc rend groove pour groove et se fait locomotive. López, en
phase avec Wodrascka, stylise son drumming, coloriste et souvent mélodique ; Bankhead, aux anges, envoie des thèmes, des riffs, repris au bond par… on ne sait plus. Il y a longtemps qu’ils ont euxmêmes cessé de penser à ce qu’ils allaient jouer ; traversés par la musique en train de se faire en eux, par eux. Le mélange est total, à la fois conceptuel et primal ; des duos se forment et se défont ; la pianiste, toute d’énergie tranchante, apporte les ingrédients qui font « prendre » le mélange. Arrêtez de
penser à la mayonnaise, c’est d’une tout autre espèce d’émulsion qu’il s’agit. Dynamite.
Le crayon a cessé d’écrire ; ils ont joué longtemps encore. Je me souviens qu’à la fin, les cinq musiciens s’étreignaient autant qu’ils saluaient le public, et que le public les applaudissait à tout rompre, éperdu, comme une autre étreinte. Je me souviens que les spectateurs sont restés, nombreux, pour leur parler, et qu’ils ont discuté longtemps avec nous, comme si tous cherchaient à garder le plus longtemps possible le goût dans la bouche, le son dans les oreilles.
[1] À noter : Mathieu Sourisseau participe à The Bridge et jouera à Chicago dans quelques mois avec, notamment, Hamid Drake, qui croise régulièrement la route du duo Sourisseau – Eténèsh Wassié depuis maintenant deux bonnes années.
[2] Nouveau haut lieu de la musique à têtes chercheuses à Toulouse ; c’est une vraie pizzeria, mais il se passe des tas de choses au sous-sol !
[3] Ancienne fabrique de papier à cigarettes, fermée en 2001, classée au patrimoine industriel du XXe siècle et reconvertie en centre culturel municipal depuis 2011.