Par David Cristol, publié le 18 février 2014 dans Jazz Magazine
Après un étonnant trio de contrebasses narré sur ce blog par Ludovic Florin, et une soirée “off the Bridge” featuring Daunik Lazro, la pièce de résistance de cette troisième édition du projet transatlantique se tenait lundi soir à JOB, impliquant les forces conjuguées de Christine Wodrascka (p), Harrison Bankhead (b), Benjamin Duboc (b), Ramon Lopez (dm), Hamid Drake (dm).
Auparavant, il y avait eu l’atelier animé par Ramon Lopez et la projection du long-métrage de Gil Corre, “La cité des vents”. Réalisé au début du siècle à Chicago, le film nous plonge dans la vie des clubs de jazz de la ville, tels le Velvet Lounge de Fred Anderson, et des artistes qui les animent, de Von Freeman à Ken Vandermark. On y écoute les propos et la musique de nombreux jazzmen liés à la mégapole industrielle. Un documentaire précieux, offrant un éclairage valide sur cette zone géographique essentielle pour le genre défendu par Jazz Magazine, de ses formes héritées du blues jusqu’à ses développements les plus avant-gardistes. Les étudiants ont été sensibles à la magie distillée par le film (les passages de flambeau entre anciens et nouveaux venus en constituent il est vrai une part importante), qui reste malheureusement difficile à voir en dehors de projections en festivals ou en cinémathèque. Une belle édition DVD gorgée de bonus serait la bienvenue – la diversité des intervenants à l’écran donnant à penser qu’il existe des dizaines d’heures de musique et d’entretiens non retenus au montage…
La soirée débute donc avec la mise en oeuvre de l’atelier du matin: une quinzaine de jeunes musiciens – étudiants de l’université Toulouse le Mirail encadrés par Christine Wodrascka – ici accompagnés de Ramon Lopez, dont le visage très mobile sitôt qu’il se met à jouer constitue un spectacle à part entière. Il s’agit d’improvisations dirigées de diverses manières par quelques-uns des jeunes, Lopez s’intégrant avec bonheur et bienveillance à l’ensemble, lui insufflant aussi la vigueur dont il est coutumier. Renseignement pris, les gestes des leaders successifs ont bel et bien fonction d’injonction (jouer/ne pas jouer, plus fort/moins fort, côté gauche/côté droit, un musicien après l’autre etc.) mais à l’intérieur de ces contraintes, chacun joue ce qu’il veut. Ces “conductions” produisent un résultat épatant, la palette sonore de l’orchestre (piano, violons, clarinette, saxophones, voix, guitares, basse électrique…) et l’acoustique favorable de la salle entraînant en outre chez l’auditeur l’agréable sensation d’arpenter les abstractions dessinées par chaque pièce. Chaque improvisateur en herbe donne le meilleur de lui-même et apporte sa contribution de manière convaincante.
Voici donc la Turbine… Deux batteurs volubiles et surpuissants… Deux contrebassistes aussi robustes qu’inventifs… C’est là une combinaison apte à dynamiter les murs de la salle de l’école de musique qui accueille le concert. Cerise sur le gâteau, Christine Wodrascka complète le quintette, en profitant pour livrer une prestation d’une intensité sidérante – le contrebassiste américain n’en croit pas ses oreilles, lâche des onomatopées intraduisibles ici et écarquille les yeux devant l’énergie déployée par la pianiste… Vous l’aurez compris, la déflagration continue proposée par cette formation dont la plupart des membres ne s’étaient rencontré que la veille, l’avant-veille ou le jour-même, a laissé les spectateurs sur le séant, les cheveux hérissés sur le crâne et un sourire béat sur le visage, unis dans le bonheur d’une expérience inouïe, en termes de qualité de jeu, d’interaction entre les protagonistes et par la plénitude immersive d’un vrombissement monumental aux probables vertus curatives. Hamid Drake est constamment éclatant, investi du passé, du présent et de l’avenir de cette musique. Si Lopez et Wodrascka sont des complices de longue date, Lopez et Drake, placés l’un à côté de l’autre, multiplient eux aussi les regards d’admiration mutuelle – et trouvent peut-être là l’occasion d’échanger quelques trucs et trouvailles ! Comme Drake, Harrison Bankhead est garant de l’authenticité jazzistique de la soirée, même dans ce contexte turbulent. Il est donc naturel que des liens scéniques se tissent entre ces deux-là. Mais cela n’est pas exclusif, puisque le duo/duel né l’avant-veille au Mandala avec Benjamin Duboc est renouvelé, et qu’un bref chasebasse/batterie avec Ramon Lopez advient pour se terminer dans un éclat de rire. Un énorme groove funky lancé par Hamid Drake constitue à mon sens le point culminant de cette épopée. Ce long set sans interruption rend tout rappel impensable. Les spectateurs ne s’attendaient sans doute pas à être ainsi essorés et font un triomphe aux musiciens, restant un bon moment avec eux dans la salle, pour les féliciter, les embrasser, leur poser des questions et examiner leurs instruments (ah, ce piano préparé!)…