Un article d’Alain Drouot paru le 15 mars 2020 dans Citizen Jazz
The Bridge 2.2 n’est pas la nouvelle mouture d’un logiciel mais le nom temporaire du dernier groupe à avoir sillonné le Middle West dans le cadre du projet franco-américain lancé par Alexandre Pierrepont en 2013.
Ayant maintenant entamé son deuxième cycle de collectifs évoluant dans les musiques improvisées, l’association n’a pas décidé de jouer la carte de la facilité et a composé un groupe on ne peut plus antinomique. D’un côté, deux baroudeurs que l’on ne présente plus : le guitariste Raymond Boni (avec aussi l’harmonica que lui a offert l’animatrice Anne Montaron) et le contrebassiste Paul Rogers. De l’autre, deux figures montantes de la scène de Chicago : la saxophoniste alto et flûtiste Mai Sugimoto et le contrebassiste Anton Hatwich. Outre les différences générationnelles, géographiques ou en termes d’expérience, ce sont des personnalités bien tranchées qui ont essayé ensemble de trouver un graal musical—ou au moins un terrain d’entente. Même si, pour citer le guitariste Derek Bailey, « Dans une rencontre, il doit y avoir une part d’inconnu et même d’incompatibilité. »
Les deux semaines qui suivent seront d’ailleurs émaillées de quelques progrès, compromis et concessions avant que l’édifice ne s’écroule dans la dernière ligne droite. Il en reste un parcours fascinant qui en dit long sur l’art de la musique.
Le 1er novembre, les quatre musiciens se rencontrent pour la première fois devant un parterre d’étudiants de l’Université Roosevelt. Ce premier échange est révélateur de la tâche qui les attend. Sugimoto et Hatwich semblent bien timorés d’autant que Rogers, notamment, envoie la purée. Cela ne tient pas au fait que les Chicagoans soient intimidés par leurs aînés. Ce sont des approches, des pratiques et des styles divergents qui sont au cœur du problème. Musicalement, les sons produits par les protagonistes font songer à un véritable carnaval des animaux. On remarque en particulier les sons métalliques de Boni qui contrastent avec les rondeurs de Rogers. Du côté des étudiants, c’est l’instrument de Rogers qui suscite fascination et interrogations. Depuis 2003, Paul Rogers a conçu et fait réaliser un instrument unique : une contrebasse à 7 cordes avec 14 cordes sympathiques qui rappellent les sonorités de la viole de gambe ou de la cithare.
Le soir, rebelote à Stony Island Arts Bank dans les quartiers sud de Chicago, une ancienne banque reconvertie en lieu d’exposition. Au rez-de-chaussée de l’édifice se trouve un bar pourvu d’une petite scène—ce sera le théâtre des opérations. Les échanges plus classiques que ceux de l’après-midi restent trop polis.
Le 2 novembre, les musiciens se donnent rendez-vous à Constellation, la salle du batteur Mike Reed. Les résultats sont meilleurs, en partie en raison de l’acoustique de la salle qui permet d’entendre les musiciens dans les moindres détails. Cette impression se confirme le lendemain chez Pro-Musica, le magasin de matériel hi-fi haut de gamme dont l’un des copropriétaires, Ken Christianson, passe désormais le plus clair de son temps à des activités d’ingénieur du son. Là encore, un son impeccable. L’intimité du lieu (imaginez un groupe se produisant dans votre salon) joue en faveur du groupe. De plus en plus, le jeu calme et posé de Sugimoto fait songer à un Lee Konitz qui se serait investi dans les musiques improvisées. Toutefois, elle ne va toujours pas au fond de ses idées.
En fin d’après-midi, le groupe prend la route pour rejoindre Madison dans le Wisconsin et se produire dans un club récemment ouvert par le saxophoniste Hanah Jon Taylor, Cafe Coda. Les résultats obtenus jusqu’ici poussent Rogers à faire des suggestions pour sortir du carcan que semble créer le quatuor. Il propose ce soir-là de faire des duos avec toutes les combinaisons possibles, l’ordre étant laissé au hasard à l’aide d’un tirage au sort opéré dans le public. Les échanges se font plus captivants, car le format ne permet pas aux musiciens de s’abriter derrière un quelconque écran et les force à s’ouvrir davantage. Hatwich et Sugimoto en particulier en profitent pour se ressourcer dans la musique folk ou le jazz.
Dans les jours qui suivent, on tourne un peu en rond, que ce soit au Promontory dans le quartier de Hyde Park, à l’atelier de l’artiste Doug Fogelson à l’ouest du centre-ville ou au Logan Center for the Arts, à la lisière du campus de l’Université de Chicago. Une lueur d’espoir surgit le 7 novembre au Krannert Art Museum, un musée éclectique situé dans la ville universitaire de Champaign-Urbana. Ce qui frappe ce soir-là, c’est que les mêmes techniques produisent des résultats différents. Un travail est accompli tout aussi bien au niveau des textures que des rythmes. Boni fait le clown en secouant sa veste ou un sac plastique, en faisant tomber exprès l’étui de son harmonica, pour tenter de produire une étincelle ou une réaction.
Le quatuor aborde également des procédés différents le samedi 9 novembre à l’Experimental Sound Studio (ESS). Suite à la visite de ses archives quelques jours auparavant, les musiciens improvisent à partir d’un solo de musique électronique de Sun Ra sur lequel ils avaient jeté leur dévolu. Ils se prêtent également au jeu du maintenant traditionnel cadavre exquis : une minute de musique jouée par l’ensemble précédent (la bassiste électrique Olivia Scemama, les multi-instrumentistes Jayve Montgomery, Rob Frye et Simon Sieger, et le percussionniste Dan Bitney) sert de tremplin pour des improvisations. Ces situations invitent les musiciens à se renouveler, Rogers se mettant à reproduire des sons électroniques, Boni à donner de la voix, Hatwich et Sugimoto à s’aventurer dans le minimalisme.
Le meilleur concert de la tournée a cependant lieu à Milwaukee le 10 novembre au Woodland Pattern Book Center, une rare librairie spécialisée dans la poésie disposant d’une arrière-boutique qui propose régulièrement des expositions et des concerts. Hal Rammel, musicien et inventeur d’instruments, entre autres, y programme une série de concerts dans le cadre de laquelle The Bridge 2.2 se produit. Le groupe crée une musique qui pourrait servir de bande-son à un film d’horreur. Au milieu de sombres hululements menaçants, Sugimoto produit des jappements, des sons stridents ou des tourbillons. La guitare de Boni semble provenir du fond d’un puits. Se succèdent des sons surnaturels qui n’oublient pas d’être poétiques. Enfin, la tendance de Rogers à vouloir occuper à tout prix l’espace sonore continue de s’estomper dans l’intérêt général.
Le 12 novembre au Hideout, les musiciens se retrouvent pour juste un set où tout semble se défaire. Une bien triste conclusion pour Hatwich qui ne peut pas participer à la fin de la tournée : une dernière virée à Saint-Louis sur les bords du Mississippi dans le cadre d’un partenariat avec la Washington University. On a notamment droit à deux master-classes couronnées le soir par un concert au 560 Music Center où Paul Steinbeck, auteur de l’ouvrage Message to Our Folks consacré à l’Art Ensemble of Chicago, remplace Hatwich. À la basse électrique, il éprouve des difficultés à s’intégrer et fait des propositions incongrues. La seule consolation est le nombre d’étudiants ayant assisté aux master-classes de la journée qui ont fait l’effort de venir assister au concert.