Un article de Nicolas Dourlhès, Anne Yven et Mathias Kusnierz, publié le 28 février 2016 dans Citizen Jazz
Citizen Jazz a répondu présent aux rendez-vous à Nantes (44) au Pannonica, à Brest (29) au Mac Orlan, dans le cadre du festival Désordre et à Arcueil (94), dans le cadre du festival Sons d’Hiver. L’occasion de voir l’alchimie évoluer de près.
Les formations se suivent et ne se ressemblent pas. Quelques mois à peine après The Bridge numéro 9 qui avait donné l’occasion d’une plongée dans l’histoire de la musique afro-américaine, c’est au tour du numéro 11 (le numéro 10 tourne d’abord aux Etats-Unis). Autres musiciens, autre ambiance et une tout autre histoire. Un début de tournée sur la scène du Pannonica.
– Nantes par Nicolas Dourlhès
A l’orée d’une série d’une dizaine de dates françaises (du 28 janvier au 5 février, neuf dates se suivent) dans des clubs et salles partenaires de ce projet aussi fantasque que finalement évident (constituer des groupes éphémères réunissant des nationalités françaises et américaines, principalement chicagoanes) cette nouvelle formation réunit deux vieilles connaissances incontournables du domaine des musiques improvisées. Joe McPhee, cornet et saxophone ténor, et Daunik Lazro, saxophones baryton et ténor. Deux complices qui ont sillonné en tout sens les territoires sauvages et inouïs qu’ils ont participé à inventer. Depuis plusieurs décennies, ils partagent une même conception radicale de la musique, tant dans le jeu que dans la dimension politique qu’elle engage. Une ligne claire : pas de compromission et un prix à payer : la liberté dans ce qu’elle peut avoir de grisant et dangereux. Un peu comme respirer de l’oxygène pur.
Flanqués pour l’occasion d’une section rythmique augmentée (Chad Taylor y tient la batterie, Joshua Abrams et Guillaume Séguron les contrebasses), les deux soufflants ont maîtrisé de bout en bout le propos musical en posant des jalons structurants tout au long d’un concert qui souffrait peut-être de la fragilité des premiers soirs.
Avec un recul serein sur ce qui se passe ou doit se passer, Joe McPhee s’engage d’abord avec parcimonie dans la partie par des interventions cuivrées au cornet, aussi brèves que brisées, qu’il complète parfois par des chants primitifs en conclusion de phrases. Venue de nulle part, en revanche, sa première intervention au ténor gonfle et finit par crever dans un débordement de notes mâchées dont le volume se répand sans effort dans la salle. Tout une vie est à entendre, un travail patiemment construit, une esthétique exigeante, fédératrice et influente (le label Hat Hut est né de l’envie d’enregistrer ses disques) qui se doublent d’une réflexion sur la place de l’homme, particulièrement afro-américain, dans la société.
Cette aura et cette proximité auront-elle ce soir-là contaminé le camarade Lazro ? Il semblerait car, quoique européen, celui-ci laisse entendre en creux, par-delà son style propre, les mânes de John Coltrane et d’Albert Ayler. Ayler par un son à vif, épanoui dans le revers du beau, et Coltrane par cette manière de déverser de vastes aplats sonores et profonds. Débarrassés de lignes mélodiques, les deux déploient avec puissance et générosité tout un continent aux angles tranchants et acides. Proches voire complémentaires, tour à tour attentifs à chacune de leurs propositions, notamment dans un magnifique unisson sobrement tragique qui aurait pu constituer une beau final, ils auront soin tout du long de tenir le cap de la forme malgré les hésitations d’une rythmique encore un peu frêle sur ses appuis.
Soucieuse de chercher des emboîtements et autres accointances, elle a, en effet, parfois négligé la nécessite d’élaborer une véritable dramaturgie. Reconnaissons à Guillaume Séguron la volonté constamment renouvelée de poser des prédicats intéressants. Ses pépiements complexes en reprises ou lointains échos des phrasés atrophiés de McPhee n’auront pourtant jamais réellement été entendus et complétés par la basse d’Abrams ou les frappes discrètes (parfois effacées) de Taylor. Plus tard, l’utilisation d’une sanza par ce dernier fera tomber une pluie de sons courts et ronds qui conduiront à des paysages hypnotiques différemment colorés mais sans créer encore de véritable unité rythmique.
Abrams, à son tour, tentera ensuite d’imposer le guembri, instrument gnawa à la justesse aléatoire (selon les critères occidentaux tout au moins) qui entraînera des tourneries propices aux soufflants. Le tout reste néanmoins un peu forcé. Gageons que ce premier concert aura servi de laboratoire de recherche, de terrain d’expérimentation pour la tournée qui suivra : c’est le jeu de ces musiques de danser au bord des précipices et risquer le raté. Il ne sera envisagé comme un véritable échec que si rien n’a été tenté. Ce n’était pas le cas. On ne rigole pas avec l’engagement. Surtout quand les deux patrons sont McPhee et Lazro.
Daunik Lazro et Joe Mc Phee © Michael Parque – Janvier 2016
– Brest par Anne Yven
Dans le cadre de la quatrième édition du festival Désordre. Penn ar Jazz, coproductrice de l’évènement au Mac Orlan, invitait la fusion musicale franco-américaine, onzième du nom. Certaines rencontres dynamisent d’emblée ; comme des visages qui, alors qu’on les observe pour la première fois, nous collent un sourire. Ces moments où le hasard, rattrapé par l’instinct, nous glisse à l’oreille que l’on va s’entendre. Bien.
C’est dans cet état d’esprit que j’approche du Daunik Lazro’s Dream Band. S’y retrouvent Lazro, aux saxophones baryton et ténor, et Joe McPhee, au ténor également (et il est rare de les voir se confronter avec le même instrument) et au cornet de poche. Les deux figures de proue de la musique improvisée et de leur continent respectif sont les capitaines de ce nouveau quintet, vingt ans après Dourou. L’amitié qui les fait se comprendre sans mot donne très peu de chances au navire de s’échouer. A bord, également en équilibre, Joshua Abrams et Guillaume Séguron, deux contrebassistes aux parcours et jeux aussi distincts que complémentaires. Enfin, l’équipage se dote d’un batteur habitué aux explorations, Chad Taylor. Lui a déjà fait preuve de ténacité à la barre et aux commandes rythmiques des Digital Primitives.
La construction de The Bridge a commencé il y a trois ans. Porté par un réseau fidèle de programmateurs, lieux, structures, universités, de part et d’autre de l’Atlantique, le projet a tenu ses ambitions, renforcées par la visibilité accrue de l’édifice. C’est donc avec la hardiesse d’une trière arrivant en terre hellénique que ce onzième bridge débarque sur des terres brunes, ocres, sauvages. Heureuse, qui comme Ulysse s’est imprégnée des enseignements du capitaine Lazro – dont l’œuvre donne à voir et à entendre la musique comme une matière organique – je pénètre dans l’univers de ce dream band. Les sens en éveil vont tout absorber : le vert sombre, les herbes hautes, les couleurs bariolées qu’il va falloir débusquer.
Je ne sais trop où j’arrive ni par quels moyens je vais m’en sortir, mais lorsque je me retourne je sais que je ne suis pas solitaire. D’autres ont suivi. Les mots d’Alexandre Pierrepont, instigateur de ces concerts, rappellent que « La musique improvisée, bien sur, n’est pas le désordre ». L’exploration de ces terres vierges, repérées mais jamais foulées, peut démarrer.
Pour mettre les 200 personnes présentes à l’aise, l’archet de Séguron tranche dans le vif de la végétation et du sujet, et instaure de belles et simples nappes sonores, progressant dans le calme. Elles dénouent les tensions, rompent les dernières amarres et permettent aux membres du quintet de se placer stratégiquement pour progresser en confiance.
Daunik Lazro et Joe McPhee ne se cherchent pas longtemps. Partageant la ligne de front, ils se lancent dans quelques duels rhétoriques. Lorsque l’un se laisse doubler, c’est pour bénéficier de la liberté de reprendre la course à sa vitesse. Peut-on rappeler que les deux hommes ont à eux deux 147 ans au compteur et que les plages, les accalmies qu’ils proposent ne sont nullement dues ce soir à la fatigue d’une tournée qui démarre, mais au sens primordial que chacun place dans l’écoute des autres éléments ? La profondeur du son de l’un au baryton reste inégalable, la spiritualité du jeu de l’autre s’éprouve dans ses engagements tenaces.
Ce soir le quintet a dans les rêves qu’il partage sans dormir, l’idée de peindre une musique végétale. Les matières s’agrègent notamment sur l’antique contrebasse de Josh Abrams. Etrange instrument à la table plus rugueuse qu’un chêne centenaire, dont l’Américain barbu, peu démonstratif, joue comme d’un instrument rythmique. C’est cela qui compte davantage chez lui que la justesse ou la note bleue qui jurerait dans cette palette de verdure !
Calme et volupté. Ici tout n’est qu’ordre et vibration de l’air. Le jeu collectif transversal le fend avec originalité. Au guembri, Abrams, qui joue face au batteur, fait voir un visage étonnamment naïf de la musique d’Afrique. Leur duo de cordes et percussions reproduit, répète les vibrations. Chacune peut être différente de la précédente, Abrams ne semble pas s’en soucier. Il aime le son dans sa fragile nudité.
La rythmique de Chad Taylor lorsqu’il s’y exprime en solo est franche, sèche. La cadence ponctue les phrases de manière presque primaire. Un choix qui permet aux harmoniques de s’élever par paliers. Les balais brossent les feuilles des arbres, puis les mélodies, en touches liquides, sont ajoutées du bout des doigts au m’bira. Lorsque l’on ferme les yeux, il rafraîchit presque l’atmosphère – c’est heureux, dans cette ville où l’eau est un élément dont le manque ne se fait pas souvent sentir.
Et la vie animale dans tout ça ? Elle vient en touche finale dans le tableau. Il paraissait impensable que Daunik Lazro n’ait une pensée pour « Bird » qu’il connaît par cœur. Qu’importe le cliché, pourvu qu’on ait l’ivresse, c’est l’image qui me vient quand il détache « le bec », la partie supérieure de son saxophone, se débarrassant du corps lourd pour souffler les aigus que son baryton lui interdit. C’est ce réflexe et ce sursaut de vie qui me restent lorsque le son soudain s’arrête, la musique se volatilise. Jusqu’à la prochaine embardée sonore.Joshua Abrams © Michael Parque – Janvier 2016
– Arcueil, Sons d’Hiver par Mathias Kusnierz
Nous retrouvons enfin The Bridge une troisième fois, sur la scène de l’espace Jean Vilar d’Arcueil, dans le cadre de la 25e édition du festival Sons d’Hiver. La tournée touche presque à sa fin, et cela s’entend : si les premières dates relevaient de l’expérimentation nécessaire, celle-ci semble beaucoup plus au point et moins tâtonnante. Ou plutôt, si les musiciens se cherchent toujours et tentent encore des digressions, celles-ci sont totalement assumées comme telles. Elles tranchent encore dans l’unité du set, mais proposent leur propre unité, celle du collage.
Au-delà de la question de l’unité et de la dispersion de la musique jouée par le groupe ce soir, on est heureux de retrouver sur scène McPhee et Lazro, complices de longue date. On ne peut que se réjouir de les voir jouer à nouveau ensemble. D’autant que leurs jeux sont tout à fait dissemblables : leur collaboration tient donc quelque peu du miracle. Lazro a développé un jeu de plus en plus improvisé, abandonnant les cadres harmoniques et mélodiques du jazz et du free jazz, tandis que McPhee a continué de s’y référer. Chacun vient donc d’une histoire très différente. Ce soir, Lazro vient jouer sur le terrain de McPhee : on l’entend développer des thèmes, utiliser des grilles d’accords, répondre à son comparse. Il y a quelque chose d’admirable dans ce retour aux sources qu’il effectue, et où l’amitié s’entend dans chaque note.
Comme dans les deux dates précédentes, le jeu des soufflants dégage une puissance certaine : beauté des phrasés, énergie rauque de l’improvisation, rugissements du baryton de Lazro en contrepoint des phrases serpentines et supersoniques de McPhee qui ouvre ou ferme ses développements en chantant dans l’instrument, voire en criant. Dans ses meilleurs moments, McPhee opère un raccourci fulgurant entre le blues le plus ancien et le free le plus contemporain, ce qui n’est pas pour nous déplaire.
Derrière, la rythmique tricéphale n’est pas en reste : Chad Taylor multiplie les breaks et les roulements tandis que Séguron et Abrams se répondent avec virulence. Parfois Taylor abandonne la batterie pour sa m’bira mais ces interludes ne sont pas les meilleurs : ils sonnent un peu comme le chromo d’une musique qui retournerait à ses racines africaines. Plus convaincant et plus juste est le moment où Abrams s’empare de son guembri pour un élaborer un thème répétitif, entêtant. Soutenu par l’archet de Séguron et la pulsation sourde de la batterie de Taylor, Abrams guide alors le groupe dans un labyrinthe de sons qui n’est ni l’Afrique fantasmée par les Européens, ni simplement l’appropriation par l’Occident des traditions musicales du Moyen-Orient. Au contraire, les musiciens inventent leur propre équilibre, réactivant des traditions ancestrales pour les faire entendre, et explorant plus avant ce qui dans leur musique est moderne, et qui veut faire oublier pour un temps les traditions.
C’est peut-être cette hésitation insoluble entre le passé et l’avenir qui fait de cette onzième édition de The Bridge un groupe à la fois si fragile et si fort. Sa formule est éphémère et chancelante car elle est la somme d’individualités et de traditions qui n’ont pas encore trouvé de véritable unité. Mais chacune de ces individualités est suffisamment affirmée pour tirer tout le groupe en avant, avec détermination et enthousiasme. Elles s’entendent toutes deux dans le finale de feu que livre le groupe, et pour lequel Lazro a troqué son baryton pour le ténor (un instrument très différent et difficile à appréhender pour les saxophonistes alto et baryton). Il n’en joue que depuis deux ans mais quelle maîtrise déjà ! McPhee et Lazro au ténor deviennent alors la locomotive du groupe et poussent les cuivres à leurs limites. Qu’importent la tradition et l’histoire du jazz, qu’importent l’avenir de la musique et l’avant-garde : la musique, quand elle atteint à cette intensité, c’est du pur présent, vivant et brûlant.