Lenard Simpson — saxophone alto
Jeff Albert — trombone
Paul Wacrenier — piano
Christian Dillingham — contrebasse
Nicolas Pointard — batterie

C’est fou, ça. Et c’est tout à fait censé. Quand on les écoute alors qu’on ne peut pas encore les
entendre, les cinq qu’ils sont déjà et qu’ils seront bientôt, un nouvel ensemble, une nouvelle
assemblée, à traverser The Bridge , ils sont assez clairs sur leurs intentions, sans s’être concertés
plus que ça, plus que nécessaire. Nicolas Pointard le batteur déclare ainsi : « Sur le papier, ça à l’air
d’un groupe standard, ou à l’instrumentation standard, voire classique. Quoi en déduire ? Est – ce un
indice permettant de savoir ce qui va se jouer, ou de savoir ce qui ne se jouera pas ? À moins que ce
ne soit une fausse piste sur ce qui devrait se jouer, ou alors une fausse piste sur ce qui ne saurait
être joué, ou bien encore tout cela à la fois ? La seule chose prédictible, c’est qu’il y aura du jeu.
Jouer et se jouer des sons, des prédictions, des possibilités et impossibilités. » Paul Wacrenier le
pianiste confirme : « J’avais envie d’une formation « classique » du jazz, pour aller droit au but,
permettre aux instruments de jouer dans leur rôle traditionnel et jouer un e musique qui a trouvé son
point d’équilibre : le free jazz. Pas dans l’idée de s’en tenir là, mais plutôt dans l’idée de chercher la
profondeur et l’exploration de la matière. La puissance du « sound and rhythm ». La volonté aussi de
chercher une expression contemporaine dans cette musique de presque trois générations.
« Ancient to the Future », mais dans une forme de mise en abime du free jazz en chant émancipateur
et spirituel . » Et les Nord-Américains, de leur côté, ajoutent d’un commun accord, tel Jeff Albert le
tromboniste : « L’une des grandes joies de la musique improvisée réside dans les nouvelles
relations qui se nouent à travers le son et qui se transforment en liens humains durables. Rejoindre
un nouveau groupe de musiciens suscite une excitation semblable à celle des enfa nts le matin de
Noël… Partager cette expérience avec de nouveaux publics, dans de nouveaux lieux, fait que les
nombreux kilomètres parcourus en avion, en train et en bus en valent la peine, le plaisir . » Tel
Christian Dillingham le contrebassiste : « J’attends avec impatience ces explorations à venir en
octobre. C’est toujours un plaisir de jouer avec les collègues musiciens de The Bridge. C’est une
occasion incroyable de renforcer nos relations musicales actuelles et d’en établir de nouvelles, en
expl orant l’inconnu . » Tel Lenard Simpson tapi dans l’ombre, avec son Saxophone de Jouvence ? Car
qu’est-ce que l’inconnu ? Leur « horizon d’attente », le nôtre, le vôtre : un ciel dégagé, un ciel chargé
de nuages ou de sable, un ciel d’orage, un ciel de marbre ou d’agate. Nouer des relations à travers
un son si céleste et si terrestre. Se connaître à plusieurs en explorant l’inconnu.
Dimanche 5 octobre, Paris. Pur bonheur prismatique de la rencontre tout d’abord : Lenard Simpson, Jeff Albert et Nicolas Pointard, arrivés en avance d’Amérique du Nord et d’Armorique, se mélangent immédiatement avec tout ou partie de Soft Organic Music, la formation, à deux batteurs le plus souvent, que Stéphane Payen fait tournoyer comme un carrousel le premier dimanche de chaque mois à La Timbale, un nouveau fief, un nouveau repaire, un nouveau pays de cocagne dans le 18ème arrondissement. Parmi les constantes : Payen au saxophone alto, Sarah Murcia à la contrebasse et Emilian Ducret à la batterie. Parmi les variables : Gilles Coronado à la guitare électrique et Mike Ladd au spoken word. Parmi les impondérables ce soir-là, trois des cinq musiciens du Bridge # 2.13 : Simpson, Albert et Pointard. On se croirait chez Balzac. Mais dans le bar-restaurant surpeuplé, ce sont des farfadets ou des feux de Saint-Elme qui grimpent sur les tables et sur les plafonniers comme sur les mâts d’un navire, en pleine mer au milieu des terres, magique et mathématique.
Lundi 6 octobre, Pantin. On profère, on a parfois le réflexe, l’absurde habitude de dire que la musique qui s’improvise, quand c’est « réussi », sonne comme si elle avait été écrite… Mais ce n’est pas ça qui se passe alors, pas à La Dynamo de Banlieues Bleues en tout cas pour le tout premier concert de The Bridge # 2.13 (Simpson au saxophone alto, Albert au trombone et Pointard à la batterie, complétés par Paul Wacrenier au piano et au piano à pouces et par Christian Dillingham à la contrebasse). Les musiciens ont ouvert un grand éventail de silences, ils avancent et reculent sereinement sur un damier ou un échiquier de timbres et de cohérences, avec des rubans de récits, de contre-récits, avec des lambeaux d’émotions – des spectres couverts de voiles sombres et transparents circulent dans la salle. C’était mûrement improvisé, en pleine décroissance souvent, et c’était la seule manière de faire. Parfois une nuée, ça se recueille. Le trio de Sakina Abdou, Marta Warelis et Toma Gouband, qui passe après, en sait quelque chose.
Mardi 7 octobre, Poitiers. Deuxième étape du voyage exploratoire au Confort Moderne, grâce à l’équipe de Nage Libre. En équilibre sur une corde raide, les cinq trapézistes avancent à la chaîne après avoir pratiqué l’art de la courte échelle.. Le quintette est plus souvent un duo, ou un trio, ou un quartette, qu’autre chose, et chacun de leur silence est éloquent comme un animal sauvage. Ils pétrissent des boules de bruits, de bruissements, jusqu’à ce qu’un gros rocher dévale la pente herbeuse de la musique dans une traîne de petits cailloux. Les petits cailloux de Lenard, les petits cailloux de Jeff, les petits cailloux de Paul…
Mercredi 8 octobre, Poitiers. Christian Dillingham et Nicolas Pointard (rejoints par Paul Wacrenier) sont invités de bonne heure, après la nuit de pleine lune, par les improvisatrices et les improvisateurs du PIL (PoCo Improvisation Laboratoire), au centre socio-culturel Le Local. Après une improvisation libre d’échauffement d’une vingtaine de minutes, les participants s’interrogent : comment bâtir une maison commune dans le son ? Comment donner un toit aux individualités ? Ne peut-on pas choisir de construire à plusieurs une maison collective, comme on peut décider d’aider collectivement un individu à construire sa maison individuelle… où il ou elle invitera tout le monde ! Et tout le monde d’ailleurs se réinvite dans une nouvelle improvisation, une nouvelle terre.
Mercredi 8 octobre, Nantes. Se sont-ils rendu compte que le trombone et le piano avaient commencé seuls pour, trente minutes plus tard, avec le potomitan du plus extraordinaire non-solo de contrebasse, en cristaux de glace, planté au beau milieu du temps passé, se retrouver seuls à nouveau, mais métamorphosés ? Nous aussi au passage. Dans un déroulé de toute évidence une fois de plus, avec des élans réprimés et relâchés, des caches et des niches et des chambres secrètes, The Bridge # 2.13 est indolemment passé par monts et merveilles au Pannonica, recevant même au second set la visite de Sylvain Kassap qui était déjà là dix ans plus tôt, presque jour pour jour (le 13 octobre 2015 avec The Bridge # 9: Transatlantic Amazon Gods, featuring Mike Ladd, Mankwe Ndosi et Dana Hall). Il aura fallu de la persistance et de la résolution pour que les racines s’évasent et défoncent la dalle du temps. Un trident d’instruments à vent sur un piano, une contrebasse et une batterie à socs. Monts et merveilles. A.B. Spellman disait que « le nouveau musicien s’est principalement employé à cultiver le Merveilleux. Et il juge son travail davantage par la fréquence avec laquelle le Merveilleux survient que par des valeurs compositionnelles. »
Jeudi 9 octobre, Albi. C’est chez les grands amis du Frigo, Roland Ossart et Claire Foltete, que Lenard Simpson, Jeff Albert, Christian Dillingham et Nicolas Pointard transitent (tandis que Paul Wacrenier est au Petit faucheux, à Tours, avec le Healing Orchestra). Au menu de ce qui fait aussi une tournée, un voyage exploratoire : sauté de veau, visite de la Cathédrale Sainte-Cécile (patronne des musiciens), œuvre d’art produite par des traces d’escargots, démonstration de lenga d’òc, crânes fleuris…
Vendredi 10 octobre, Avignon. Sous le lourd Palais des Papes, à l’AJMi la légère, The Bridge #2.13 de nouveau réuni est devenu un quintette de caméléons. Les cinq musiciens rêvent leur musique en même temps qu’ils la jouent. Certains sifflent et serpentent, d’autres s’ébrouent dans un silence reconquis. Quand ils retrouvent le piano dans les profondeurs, ces autres y demeurent avec lui, ils ne le réveillent pas. Sous le Palais des Papes aussi, il y a des enfilades de chambres souterraines, avec des médaillons et des damasseries, des sommeils magiques.
Samedi 11 octobre, Nîmes. Sur le chemin du Petit Théâtre de la Placette, on a vu une pie qui volait sous la lune en plein jour. Ça, plus les jeux de cartes et les volutes de fumée du bar Le Rugby, fondé par feu Michou, Gitan « star du quartier », ce sont de bons présages. Vers l’impossible, comme disent les habitants du lieu. Alors aujourd’hui on module. D’abord, le trio de Paul Wacrenier (piano à pouces amplifié) et Nicolas Pointard (batterie sur les pointillés) avec Jean-Pierre Jullian (percussions en chair et en os et en jachère) grince des lames et des mandibules, puis cavalcade. Ensuite le quartette de Jeff Albert (trombone), Lenard Simpson (saxophone alto) et Christian Dillingham (contrebasse) avec Samuel Silvant (batterie sulfurée-sulfureuse) reconstitue une scène mélodique. Enfin c’est Byzance : cascade de glace pour un tutti à sept, un tutti glissant et volage.
Dimanche 12 octobre, Sotteville-lès-Rouen. Par train (ce qui permet notamment de comparer les mérites de Thelonious Monk et d’Hasaan Ibn Ali, ou d’éviter une amende pour contrebasse disproportionnée, parce que la cheffe de bord aime la musique et retient ses contrôleurs de nous verbaliser), vers tout ce qui s’enchaîne et qui est bien nommé, de bonne augure encore dans un monde mal léché : à la Maison pour Tous, dans le cadre de Home Factory, pour la cinquième édition du Pacific Festival. The Bridge # 2.13 évolue en formation resserrée et en rythmique relâchée, à moins que ce ne soit l’inverse ? En formation relâchée et en rythmique resserrée. Quoi qu’il en soit ils en ont pris conscience, ils sont d’accord pour dire (et pour vivre) que, sur une heure, il est rare d’entendre le quintette au complet. Chacun s’efface constamment pour, de la lampe ou de la musique, faire sortir le génie.
Mardi 14 octobre, Lyon. A travers la lunette du Périscope, on scrute les retrouvailles entre Lenard Simpson, Jeff Albert, Paul Wacrenier, Christian Dillingham et Nicolas Pointard. Ça a commencé comme un match de boxe, à couteaux tirés, tous les coups permis. Puis, sonnés, les musiciens pugilistes ont entamé une longue et magnifique chute libre dans le vide, libre décidément, vers le microscopique, qui s’est terminée ou accomplie dans un cri déchirant. Deux rappels, l’un éléphantesque, l’autre comme un pont entre Lyon, Chicago et La Nouvelle-Orléans cette fois.
Mercredi 15 octobre, Tours. Dans la cave de la Chapelle Saint-Anne, le quintet-qui-n’est-jamais-véritablement-un-quintet accueille un nouvel invité. Avec The Bridge #2.13, Jean-Luc Cappozzo est chthonien en diable ce soir-là. Entre la nef et l’humus, les six musiciens repoussent les murs à coups d’explorations sédimentaires et de solos à vols d’oiseaux.
Jeudi 16 octobre, Paule. C’est dans le Kreiz Breizh, à l’Eldorado de Paule qu’atterrissent les chercheurs d’or. Et grâce aussi aux explorateurs de l’ensemble Nautilis et de la compagnie Musiques Têtues. Ce fut d’abord le temps de poser, à cinq, les fondations de l’édifice que le groupe érige pierre par pierre depuis plus de dix jours maintenant. Puis, rejoints par Christophe Rocher, Céline Rivoal, Floriane le Pottier et Régis Bunel, ce fut le temps de la grande ronde, du grand tonnerre.
Vendredi 17 octobre, Brest. Dernier tour de piste pour ceux qui ont désormais pris le nom de « Glass Lights » au Vauban, à Brest, sur les marches de l’Atlantique. Dernier voyage dans la matière, dans l’aspérité du verre brisé et dans la granularité d’une caresse. Ce n’est pas un adieu mais la fin d’un passage et la promesse d’un retour. Trop de questions restent en suspens.
Et il y eut toutes les rencontres en marge de. Pleine marge. Plein cœur. Avec les étudiants et étudiantes de l’Université Paris 8 – Saint-Denis, avec Danièle Joly et Anne Raulin, coéditrices de la toute première version française de Black Metropolis, le chef d’œuvre de sociologie urbaine, sur Chicago, écrit par Horace R. Cayton et St. Clair Drake, avec les élèves du Conservatoire de Poitiers et ceux du Lycée Gustave Eiffel à Gagny, à l’IRCAM avec Jeff Albert pour travailler sur le programme Somax2 créé par Gérard Assayag et mis au point par Marco Fiorini, à la MJC – Les Hauts de Belleville avec les étudiants de l’Université Paris 8 – Saint-Denis et ceux du Département Jazz et Musiques improvisées du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris (CNSMDP), à Lyon avec les étudiants du CFMI et de l’ENM et à Guipavas avec les élèves du Collège du Vizac.