Comme toutes les associations de musiciens proposées par le réseau d’échanges transatlantiques The Bridge, cette neuvième formation – déjà – est histoire de mise en commun et de forces en présence, aventure suscitée par le désir et quelques premiers embranchements.
Depuis plusieurs années, Sylvain Kassap collectionne les croisements avec les musiciens de Chicago, en duo avec Hamid Drake, ou pour un projet à plusieurs entrées avec Nicole Mitchell, ou aux côtés déjà d’Edward Wilkerson, Jr. lors d’un foudroyant passage dans l’Illinois en juin 2013… Jusqu’à ce que se formule, progressivement, l’idée de ce quintette : « La couleur orchestrale est à ma connaissance inédite, et inouïe : deux voix (travaillant sur des expressions très différentes), deux clarinettistes (l’un qui joue de toute la famille des clarinettes, l’autre qui joue aussi des saxophones) et un batteur. Cela autorise un travail rare entre timbres et rythmes, improvisation et création d’un répertoire, cela permet de mélanger le jazz libre actuel, les influences de la musique contemporaine écrite d’aujourd’hui. » Si Wilkerson ne pourra être du voyage en France, mais reste ombre portée dans la suite nord-américaine des événements, cette conjugaison d’histoires et d’aventures au temps présent, décidément et résolument, veut provoquer sous la lumière des clarinettes la rencontre entre le chant transculturel de Mankwe Ndosi qui, entre la Tanzanie et le Midwest, entre la soul et le free, a travaillé de l’intérieur plusieurs traditions vocales pour forger la sienne, hybride nécessairement, et la parole scandée, martelée ou chantée, le flow parlé de Mike Ladd, disposant d’autant de cordes vocales à son arc de sens multiples qu’il s’en trouve dans le spoken word, le slam et le rap dès qu’ils sont en lien direct avec la poésie de haute source. Une confrontation inaugurale a eu lieu à Montreuil, en octobre 2014, entre Kassap, Ndosi et Ladd, en attendant que les rejoigne Dana Hall, batteur ubique et professeur de musique(s) à la DePaul University, lequel cite parmi ses sources d’inspiration et d’improvisation aussi bien John Carter que Jimmy Giuffre, Andrew Hill et Richard Wright, la diaspora africaine et la seconde école de Vienne, l’AACM et la pluralité des mondes… Soit le plus formidable animateur de rythmes et de rapports, et l’homme de la situation.
Mercredi 30 septembre 2015, Saint-Eutrope-de-Born
Vers la place Saint-Georges, le Saint et glorieux Grand-Martyr Georges le Tropeophor, on passe chercher Mike Ladd qui oublie tout à la maison. Tout, c’est-à-dire ses papiers d’identification, croit-il mais c’est faux, et ses disques. D’ailleurs, se demande-t-il, est-il censé être Français dans cet ensemble franco-américain ? Où est sa maison ? Lui l’Américain à Paris et à Flavigny. Alors, logiquement, on écoute Magic ID sur la route de l’aéroport, pour y cueillir Dana Hall et Mankwe Ndosi. Avec eux, il aurait dû y avoir le saxophoniste Ed Wilkerson, malheureusement retenu aux États-Unis pour raisons familiales. Sylvain Kassap, lui, est encore à Tarbes, il nous rejoindra le lendemain. Ndosi, Ladd et Kassap ont fait plus ample connaissance en octobre 2014, lorsque Mankwe était à Paris avec Nicole Mitchell et Ballaké Sissoko. Maintenant, les dés sont jetés. On observe beaucoup de pies bavardes (pica pica) auxquelles on croit faire écouter les mbiras étincelantes d’une autre famille, shona celle-là, la famille Muchena du Zimbabwe. Les membres du quatuor à cordes qui interprètent ensuite Anton Webern forment-ils eux aussi une famille ? Où est leur maison ? Quelqu’un dans le bus de tournée, par esprit de contradiction, lit l’encyclique du pape François sur l’écologie humaine, les changements climatiques et les inégalités endémiques. On s’installe à la nuit tombante dans le jardin d’Anaïs Chapalain et de Mathieu Sourisseau, à discuter politique et lucidité en attendant la soupe au pistou, faite maison.
Jeudi 1er octobre 2015, Saint-Eutrope-de-Born
De bon matin, tandis que certains s’évertuent à courir en rase campagne, Sylvain Kassap descend de la voiture de Fabien Duscombs. On passe inspecter le cube vide de l’église Notre-Dame de Lugagnacoù ils se produiront le lendemain, un an après les membres du 5ème Bridge, The Sync. Les musiciens font mine de répéter, testent leur matériel, testent leurs micros, testent quelques interactions possibles, qui permettent d’établir que les vocalistes s’occuperont également de bruits et de beats, que le clarinettiste s’occupera également de bruits et de beats, que le batteur se concentrera sur les rythmes. C’est réglé en trente minutes, malgré quelques machines récalcitrantes. Mike Ladd estime : « I am not worried about the grooves. ». Dana Hall confirme : « They will come naturally ». On peut aller jouer à la pétanque, suivre d’un œil distrait le match de rugby entre la France et le Canada, goûter les pâtes au safran et le gâteau au chocolat et au safran, faits maison, pour les anniversaires de Sylvain Kassap et de Mankwe Ndosi (culture weaver, songmaker, sensualist, dirt-lover, forager, adventurer). Puis écouter Conspiracy de Jeanne Lee.
Vendredi 2 octobre 2015, Saint-Eutrope-de-Born
À table, Dana Hall fait l’apologie des O’Jays et raconte l’histoire des activistes de MOVE à Philadelphie dans les années 1970, leur utopie et leur anéantissement en 1985 sous les bombes, littéralement, de la police municipale. Un panneau indique la direction du Château Beauportail. Tiré d’un mythe littéraire ou d’un manifeste politique, c’est parfait pour une communauté toujours à renaître et menaçant de transformer le monde. Dans la cour de l’école de Montaut, les musiciens offrent aux enfants leur toute première prestation, à la dérobée. On fait les présentations. « Mon vrai métier, c’est poète », déclare Mike Ladd, ingénument. « Je chante comme le vent, je chante comme les oiseaux, je chante comme une machine », et comme Miriam Makeba, précise Mankwe Ndosi. Kassap se remémore la clarinette qui incarnait le chat dans le conte musical de Prokofiev, Pierre et le Loup. Sur le chemin du retour, derrière l’imposant clocher-peigne de l’église Saint-Pierre, on fait récolte de figues mûres. À Saint-Eutrope-de-Born, le concert dans l’autre église, désacralisée celle-là, commence entre clameurs et exclamations, pendant que quelques chauves-souris valsent vite sous la charpente. On prévoyait un brouhaha de cadences infernales, mais les musiciens prennent immédiatement des voix, parlent en voix, calent les récurrences qu’il faut. Mike Ladd y va de sa Sea Song, de son chant de marin, apostrophant au passage les illustres navigateurs (« Qu’est-ce qui se passe avec ce connard de Marco Polo ? Il est où ? »). Il cherche et trouve l’appui faramineux de Dana Hall, avant de se tourner vers Mankwe Ndosi pour un call & answer rigoureux. La musique s’épaissit comme un mystère, prend consistance. La clarinette basse flatte un velours de voix, le batteur appose les mains sur les peaux. La cloche de l’église sonne 22h. Ladd enchaîne avec un rap qui vire au dub et ouvre la voie à la narration de Ndosi se frottant les mains. Tout le monde finit par s’occuper de machines et de rythmes, avant de renouer, qui avec ses mailloches (Dana), qui avec son chalumeau (Sylvain), qui avec son français (Mike). Ladd en français dans le texte erre avec Kassap qui module ses émissions de souffles : pétillements, clapotement, grignotements. Gouaille. Avec Mankwe Ndosi, il plonge dans les abysses. La musique disparaît dans les grandes profondeurs. Tard dans la nuit, on tombe sur une lettre de Stanislas Rodanski à Gherasim Luca, en dégustant un alcool de prunes.
Samedi 3 octobre 2015, Toulouse
Un orage éclate à l’aube. Un chien appelé Fausto mord coup sur coup la main de Mankwe Ndosi et la main de notre visiteur du soir, de la veille, François-René Simon. Ce qui ne nous empêche pas de prendre la route d’escampette, ni de prêter attention au solo grisant de John Gilmore sur Caravan, au sein du sextette de Freddie Hubbard en 1962. Dans les vastes entrepôts où squatte le festival Match & Fuse, à Toulouse, partenaire d’Un Pavé dans le Jazz, on accède à la scène principale en passant par des halls encombrés de décors. Le festival entend lui aussi instaurer un principe de réciprocité entre différentes villes européennes disposées à prendre le risque de programmations affranchies, et où il n’est pas impossible que le “jazz” retrouve par intermittences une troisième jeunesse. Le 9ème Bridge ouvre par exemple le bal devant une foule venue pour d’autres raisons, circonstancielles aussi. Le cadre se prête à la foule, à la multitude. Mike Ladd l’a flairé et mène immédiatement la charge, épaulé par l’irrépressible Dana Hall. Un temps d’arrêt presque prématuré autorise un nouveau démarrage tout aussi remuant, écumant, dans une pluralité de pistes prises ensemble et séparément par les deux vocalistes qui se rejoignent à l’évocation des Coasts of Ghana. « Let the voyage begin there ! ». L’agitation de Kassap et de Hall forcent la serrure des rythmes et la charnière des clarinettes. Une folle intensité se dégage de leur empoignade, de leurs éclats et écarts de conduite. Tout se fige sur quelques roulements du batteur que vient embuer Mankwe Ndosi, inspirée, humaniste. Et derechef, elle bascule dans les abysses avec la clarinette basse.
Dimanche 4 octobre 2015, Cazères
Le midi, sur la place du Capitole, même le vent est rose. À la fenêtre, une clarinette invisible accompagne l’orgue de Barbarie en contrebas. Arrivés à Cazères, Mike Ladd se précipite vers le vide-grenier où il trouve son content de consoles Bontempi et de jouets Star Wars, pendant que nous investissons l’Hôtel Laffont, construit en 1850 et retapé récemment par nos hôtes Maryse et Didier. Au milieu des agapes, le quartette s’élance seul, d’abord, et s’éteint seul, avalé. Boucle de voix qui susurrent avec la clarinette basse. Blues et sorrow songs en région Occitanie – nul n’en saura rien sauf celles et ceux présents à l’Hôtel Laffont ce soir-là. L’envie de rapper sur le chocolat noir et les fromages de caractère prend à Mike Ladd, qui ne s’en prive pas, soutenu une fois de plus par les ras et les flas d’une caisse claire denticulée. On effectue ensuite des tirages au sort, car deux invités patientent. En premier, duo entre Kassap et Ladd qui pour une fois lit, encalminé. En deuxième, quartette brutal, déclamatoire, entre Kassap au chalumeau, Marc Démereau à la clarinette basse, Hall et Ndosi, lesquels terminent dans un souffle et quelques ululements. En troisième, duo de grondements et de miaulements entre Ndosi et Hall. En quatrième, quartette sans répit ni quartier entre Démerau à la scie musicale et au saxophone soprano, Ladd, Hall et Fabien Duscombs aux batteries et brassages. En cinquième, quartette éparpillé entre Démerau au soprano, Ndosi, Hall et Duscombs, à la recherche d’une jonction – le déchaînement permet de passer outre. En sixième, trio entre Ladd, Kassap et Démereau au baryton, au cours duquel l’homme de parole(s) lâche : « The fool still writes on paper in 2015 ! », et parasite le récit de voyage en cours, cinquième jour, trente-neuvième jour, combien d’entrées perdues y-a-t-il dans un tel carnet, est-ce ici l’expédition du Kon-Tiki… Les papiers perdus finissent aux Canaries, cependant que les bulbes de la clarinette basse et les bosses du saxophone baryton cajolent des monstruosités. En septième, sextette avec tout le monde, un monde à l’unisson et à l’envol, ébouriffé par Dana Hall… À l’issue de quoi, Mankwe Ndosi éprouve un malaise : est-elle en train de rejouer l’esclave de maison devant un parterre de blanchis et de nantis inconscients de l’histoire toujours en cours ? Il faut la rassurer.
Lundi 5 octobre 2015, Toulouse
À l’Université Toulouse-Jean-Jaurès, Mike Ladd cause dans la classe de Claire Suhubiette, pour un atelier qui prend vite l’allure d’un arbre à palabres. Reprenant les données de son histoire personnelle (« Je me souviens très bien du monde avant le hip-hop… » – des jams funk, par exemple), il aborde la question du hip-hopoésie (« Les musiciens, c’est la mare, et le poète, c’est le moustique »), les questions de l’art et de l’économie, de la crédibilité et de la popularité, du pragmatisme et de l’idéalisme, du syndrome Michael Jackson et du remède Grandmaster Flash. De l’habit qui fait le moine, quoiqu’on en dise, du contexte qui produit l’événement – ainsi lorsque Philip Glass invita Vijay Iyer à jouer du piano dans son salon, devant un parterre de blanchis et de nantis qui le trouvèrent “divin” par la seule grâce d’une intronisation du maître des lieux. Le soir, heureusement, il fait sombre dans les rues de Toulouse et certains se glissent à La Kasbah pour comploter avec quelques membres non dissimulés de Zebda.
Mardi 6 octobre 2015, Albi
Le convive du jour, le saxophoniste baryton Florian Nastorg, vient de Cordes-sur-Ciel où jadis, un quart de siècle plus tôt pour être exact, Sylvain Kassap enregistra un disque éponyme, en trio avec Didier Levallet et Günter “Baby” Sommer. C’est l’occasion rêvée de parler clarinette, ou clarinettistes : Barney Bigard, Buddy DeFranco, Buddy Colette, John Carter, Jacques Di Donato… L’espace du Frigo est occupé par une œuvre ou une architecture de Salomé Schulz : « Le Pont », justement. Un pont, un accordéon, une toile d’araignée. Le concert commence à quatre dans la contemplation des sons émis, voie lactée et tracée de bruits et de beats, nébulosité de la clarinette basse. Les hachures filtrent les paroles jusqu’à ce que Ladd et Ndosi franchissent un cap. Le premier inocule des virus de voix, la seconde se fait gardienne de voix et de plaintes, d’une manade de voix et de plaintes. Pendant ce temps, Dana Hall a détaché l’un de ses toms, il le frictionne et le décape à sa façon. Souvent, le batteur s’empare d’un seul élément de sa batterie et lui fait dire tout ce qu’il est possible de dire. Ce qui fait que le morceau suivant s’ouvre encore sur une ruée de Ladd et de Hall, interrompue à point nommé par Kassap qui impose son propre duo grêlé d’impacts avec le percussionniste, dont une autre spécificité est de se retirer des cadences qu’il impulse, de se décaler. Il précède et provoque ainsi le retour (en grâce) de Mankwe Ndosi qui chante au loin, qui chante un chant tanzanien, et de Mike Ladd prêt à se catapulter dans un nouveau récitatif, à redémarrer la machinerie des rythmes au fond, tout au fond de laquelle on réétendra la chanteuse a capella. Pause. Il est temps d’accueillir chaleureusement Florian Nastorg. Chaleureusement, c’est-à-dire que Dana Hall entame et attaque délibérément, fournit le bois dont se chauffent les souffleurs. Ça n’ira pas plus loin, car d’un commun accord, conscient et inconscient, le groupe décide de ne pas emprunter tout de suite la voie grande ouverte pour l’escalade et se replie, se cache derrière lui-même. Le roi étant nu, Ladd poursuit son histoire familiale d’où remontent, comme des profondeurs, voix, clarinette basse et saxophone baryton. Quelques instants plus tard, chacun marmonne ou exhale, claque des mains, entame et attaque. Kassap fait riper son harmonica sur les rails du baryton. Au morceau suivant, Dana Hall, qui n’en a pas eu assez, incite Florian Nastorg à le suivre ou à le devancer. Il veut le galvaniser. L’autre éperonne. Ce seront brassées après brassées, à cinq, jusqu’à l’arrêt complet de la batterie laissant les quatre voix seules, flottantes, intelligibles et inintelligibles, Mankwe Ndosi survolant de très haut l’agitation générale. Au rappel, c’est elle qui engage Sylvain Kassap en duo cérémoniel, alors que Nastorg et Hall désormais complices s’occupent du reste, du train des choses, qui s’achève sur un rap mercenaire.
Mercredi 7 octobre 2015, Luzillé
En chemin, on fait un détour par Oradour-sur-Glane pour visiter ce village vidé de toute substance depuis que, le 10 juin 1944, la 2ème division SS Das Reich y perpétra son néant. Ce n’est pas le « Centre de la Mémoire » qui nous attire ici, mais peut-être, alors que notre ligue se sépare vite et que chacun déambule sous le sceau du secret, chacun pour soi sous la pluie fine et squelettique, une pluie cendrée, quelques traces, les montres et les horloges rachitiques, les instruments de musique cabossés, tout ce monde matériel qui s’est recroquevillé et rabougri en même temps que s’évanouissaient les vies, les vies porteuses, et auquel on n’a plus voulu toucher depuis… C’est nécessairement une autre ambiance qui nous attend à Luzillé, dans la Cappozzone, où nous reçoivent Jean-Luc Cappozzo (que l’on a quitté en mai dernier à Chicago, où il fut notamment reçu à la DePaul Univeristy par Dana Hall) et Florence de Retz. Le rituel babyfoot oppose le trompettiste et le batteur à Mike Ladd et Johan Saint, rituellement battus. On ripaille tout en discutant de l’assassinat de Freddie Gray par la police de Baltimore et des émeutes urbaines qui s’ensuivirent, au printemps, sombre printemps… On discute aussi d’Andrew Hill, que l’on écoute, la voix de la raison déraisonnable. « Black Fire ».
Jeudi 8 octobre 2015, Poitiers
La centaine d’élèves du Lycée Aliénor d’Aquitaine réunis au Carré bleu se voit reçue par une tonitruance. Dana Hall a immédiatement appuyé sur l’accélérateur, et Mike Ladd s’est jeté à corps perdu dans un rap combattif et irrévérencieux (« Go pipi on the whole nationality ! »). Mankwe Ndosi vocalise d’outre-espace, et ses échanges avec Ladd reviennent sur Terre pour évoquer des combats de taureaux et l’ombre mirifique du contrebassiste Cecil McBee (une figure récurrente chez Ladd). La discussion qui suit fait la démonstration de tout ce que l’on peut obtenir de la voix, tous les sons qui ne demandent qu’à être cultivés, comme des graines et comme des plantes. Les musiciens insistent sur l’ouverture à tout et la faculté d’adaptation qu’exige l’improvisation – déplorant toutefois que l’un des premiers tanks nord-américains à avoir pénétré dans Bagdad ait porté le nom de Bob Marley : il faut être ouvert à tout, certes, mais aussi à la critique de tout : « Be careful how you talk to yourself, how you relate to yourself ». C’est l’heure de la sieste avant le concert et le convive de la soirée, le claviériste Julien Touéry (membre par ailleurs d’un trio avec Sylvain Kassap et Fabien Duscombs). Où l’on retrouve d’abord les deux duos officieux, celui de Mankwe Ndosi et Sylvain Kassap caressant les sens, et celui de Mike Ladd et Dana Hall exemplifiant le principe énergétique de l’appel et réponse. Watch-see. Répartition qui se rompt après plusieurs silences emmitouflés de sons sur la digue construite par la chanteuse et le batteur. On se rattrape dans les largeurs et profondeurs de la clarinette basse râpeuse et de la caisse claire pelucheuse, jusqu’à ce que Dana Hall aménage une rampe de lancement assourdie pour les montées rythmiques et langagières : « Pay attention to the world around you ! ». C’est à Mankwe Ndosi de graviter autour de son enfance racontée – « I have duties, but I have plans as well » – à peine appuyée par les instruments ou les outils de musique. Nouvelle inflation quand le batteur tourne bride et que le clarinettiste passe le licol de la respiration circulaire. Hall africanise à outrance, il bruisse et braille en même temps, martèle. Ladd s’engouffre, suivi de Ndosi aux râles et de Kassap aux quintes. Va pour un gospel. Break. Avec le renfort de Julien Touéry qui boursoufle sur ses claviers, c’est en seconde partie un cortège ou un attelage de pépiements, d’estafilades, de raidillons, de bourrades, d’interjections et de projections, de ralliements et de récits parallèles où l’on apprend qu’Ishmael Reeda signé un contrat et que Moïse a retrouvé ses clés…La musique est une avancée. Dehors, une fois fini, Mike Ladd fume la pipe.
Vendredi 9 octobre 2015, Tours
Dès notre arrivée à Tours, près du restaurant Le Chien jaune devenu une halte habituelle, Mike Ladd part en quête de jouets, qu’il trouve. Au Petit faucheux, la soirée s’amorce avec le duo franco-américain du trompettiste Phillipe Champion et du batteur Hamid Drake, résultante d’une autre escapade chicagoane, qui jouent de l’absence et de la présence, voire d’une feinte omniprésence, dans une grande pudeur délivrée. Le quartette quant à lui se profile derrière une Dame Blanche, ou derrière Aja, Mankwe Ndosi, dont le long halètement initial et initiatique s’entend partout dans la salle noire et des lieues à la ronde. La prise de parole de Mike Ladd, sur les frappes cuisantes de Dana Hall, s’apparente à une prise de pouvoir, qui ne s’autorise que de sa brièveté et de sa vulnérabilité. Puis les duos officieux s’inversent, les chanteurs blottis avec les chanteurs, les instrumentistes avec les instrumentistes, frontalement. Les quatre ensemble font preuve d’une retenue dont bénéficie Mankwe Ndosi pour se risquer à un duo d’ultrasons avec le clarinettiste. Dans son flot, Mike Ladd invoque une autre Mama Rose que celled’Archie Shepp – Reclaiming Rose – qui justifie un crescendo. Au morceau suivant, les bulles de sons et de rythmes éclatent, les voix éclosent, et la clarinette basse livrée à elle-même dégrafe la pénombre. Vient le moment d’avoir « l’honneur, le plaisir et l’avantage d’accueillir un ami qui joue de la trompette. »Jean-Luc Capozzo se rajoute à un rap en force, avant se rencogner dans la ramée des bruits de bouche. Le formidable duo vocalisé qu’il imagine avec Mike Ladd explose en gratitudes rythmiques. Mais quand il prend son bugle pour affronter Dana Hall, l’heure est passée avec le charme. Plus rien ne sera aussi convaincant que l’instant d’avant et le public est raisonnable, très peu déraisonnable.
Samedi 10 octobre 2015, Paris
À Paris de passage, back home, où que ce soit, les locaux retournent dans leur localité, localisation, tandis que les visiteurs rêvent de salle à manger, de librairies ésotériques, de jeux électroniques et de musique commerciale. Dans le renfoncement de la Java, presque un lointain rivage, Mike Ladd repart à la poursuite des navigateurs, non seulement Marco Polo mais Ulysse. Il tourne autour de l’histoire à raconter, et les musiciens autour de la musique à jouer. Il faut que Kassap dévisse et dédouble sa clarinette, comme il sait si bien faire, pour que le batteur ne se retienne plus et que les machines persiflent. Quand Dana Hall tient le rythme qu’il a identifié, les chanteurs en abusent, et la clarinette basse fourrage. Mama Rose est de retour, de son pas traînant, au milieu d’un jardin électrique qui grésille d’antennes et de corps claquant des mains. « The machine plays itself ! » Kassap ne se le tient pas pour dit, d’autant que la batterie se rassasie de rythmes. C’est locomotive contre locomotion. Hospitalière décidément, leur musique le sera au second set, quand Mike Ladd cèdera sa place à Claudia Solal dans l’éther, puis quand Dana Hall cèdera sa place à John Niekrasz, tambour parlant, l’ami américain alors à Paris. Le quartette accueille aussi Jean-Charles Richard pour quelques élongations et allongements de la durée du temps de création, linge propre et feu roulant.
Dimanche 11 octobre 2015, Paris & Brest
C’est jour de repos aujourd’hui. Sylvain Kassap, qui héberge Mankwe Ndosi, peut cuisiner du poisson avant de filer se produire avec Steve Dalachinsky et Benjamin Duboc, comme si de rien n’était, comme s’il n’était pas en tournée. Un autre membre de la ligue s’échappe rapidement jusqu’à Brest, comme si c’était la porte d’à côté, pour une performance avec Christophe Rocher et Hamid Drake, où il s’agira de comparer ouvertement le cas de Freddie Gray à Baltimore et le cas de Zyed Benna et de Bouna Traoré à Clichy-sous-Bois, électrocutés dix ans plus tôt lors d’une course-poursuite avec la brigade anticriminalité (BAC). Aucun de ces noms, ni celui de John Africa de MOVE, ni celui de Marguerite Rouffanche, née Thurmeaux, la seule rescapée du massacre d’Oradour-sur-Glane, ne sera oublié.
Lundi 12 octobre 2015, Paris
Lors de la rencontre publique entre le quartette et “son” public, au centre parisien de l’Université de Chicago, Mankwe Ndosi explique qu’elle vit dans un univers sonore sans limites et qu’elle tâche de le traduire dans une musique en devenir, dans le monde et avec le monde, une musique de la nature, de l’environnement, des choses et de la sensibilité. Qui ne se refuse rien a priori mais reste libre d’acquiescer ou d’objecter à ce qu’elle reçoit et exprime, embrasse et desserre. Le quartette devient ensemble depuis dix jours maintenant, négocie un jeu d’influences ramifiées entre tellement de matières et de manières. Dana Hall insiste sur les solutions adaptées que conçoivent ensemble les musiciens improvisateurs, sur une conception fonctionnaliste de l’improvisation : la musique est engagée et créative parce que les musiciens s’engagent différemment, collaborativement et créativement dans la situation. S’il faut vouloir se libérer des limitations, il faut savoir les utiliser aussi. Chacun questionne et est questionné par le collectif dont il fait partie. En tant que batteur, il se sait toujours responsable, mais il ne se contente jamais de répondre à la demande. Il anticipe aussi, et dévie. Mike Ladd confirme : il n’a peut-être jamais été aussi bien porté aux nues. Ce qui lui permet de casser les codes, lui qui ne se sert pas d’un objet extérieur à son corps. Quant à son free style, puisqu’il ne veut pas tricher et réciter des textes avec des musiciens improvisateurs, il exploite ce qu’il a pu mémoriser, intégrer, et décliner. Sylvain Kassap ne saurait dire pour autant quel type d’improvisation il pratique, puisque la question se pose. Lui importe surtout de jouer ce qu’il ressent et ce qu’il pense, et ce à quoi on le fait penser, puis de faire avec. Ce qui n’interdit pas certaines contraintes, du moment qu’elles ne pèsent pas sur la prise de décision, et sur le tout-puissant désir. À la fin de la discussion, Dana Hall réajuste le col de Mike Ladd. On se rend à La Biche au Bois, le fief de Mike Reed à Paris, qui se prépare à une autre suite des événements, où l’on se repait de gibier et d’un interminable plateau de fromages servi par une serveuse délurée.
Mardi 13 octobre 2015, Paris & Nantes
Dans la salle lestée de lycéens en pagaille (on ne voit plus le sol, on ne voit plus les murs, on ne voit presque plus le plafond), où plusieurs classes du lycée Georges Brassens à Paris s’entassent autour du quartette, Mike Ladd trouve le moyen de les prendre de court, au collet et à la gorge, alors que le batteur en est encore à s’installer, avec un flot de rivière en crue. Sylvain Kassap, dont le fils après tout a fréquenté l’établissement, fait claquer et piaffer d’impatience sa clarinette basse. On croirait presque que Mankwe, enserrée par la foule, la repousse verbalement : « It’s not because you chose not to see me that it means I don’t exist ! ». Mike Ladd réagit à ses propos en utilisant tout ce qui lui tombe sous la main pour lui lancer des échelles de mots, pour dénoncer les stéréotypes… et Christophe Colomb. Quand ils font choisir aux élèves un thème sur lequel improviser – Homesick, développé en Taking the blues back home comme disait Jayne Cortez, aka Mama Rose, développé en Mais où est notre maison ? – Mankwe parle de son père, les autres se toisent, un jeune et fougueux pianiste chahute le clavier. Question d’une lycéenne : « How do you work together ? ». Réponse de Dana Hall : « Very carefuly ! ». En parlant de maison, on parle de langage, sur la route pour Nantes, des mots venus d’ailleurs, de tonneau à toboggan, et de toubab à toubib… Il faut bien que le dernier concert à quatre, avant le départ prématuré de Mike Ladd pour l’Amérique du Nord et l’orchestre qu’il dirige là-bas avec Vijay Iyer (sur les rêves des vétérans des guerres d’Irak et d’Afghanistan, déjà de l’histoire ancienne promise à se répéter), prenne les dimensions d’une chambre d’échos. Les machines, qui s’étaient faites de plus en en plus discrètes au fil des concerts, réapparaissent comme les silhouettes des vrais corps et des vrais esprits racontant leurs rêves. Par exemple, ils sont trois cents ouvriers, sans directives, et en vérité sans qualifications, qui doivent rénover une ferme, mais le « boss » a disparu, « he left everyone out »…. Sylvain Kassap et Dana Hall attendent la fin du récit pour surplomber le rêveur et l’accabler de rythmes. Divers dérapages et balayages se succèdent entre la batterie et l’électronique, entre la batterie et les voix, entre tout le monde. Giratoire. Quand Ladd récite, Ndosi danse. Quand Ndosi libelle quelques onomatopées, Hall fourmille de percussions corporelles. Kassap se sert de sa conque. L’élégie n’est pas loin. Les vocalistes mignardent et passent le verrou de leurs voix. Break. Au second set, leur dernier invité se présente : le contrebassiste Joachim Florent. Le démarrage est abrupt. Presqu’immédiatement, le trio des instrumentistes a pris la barre. Kassap et Hall laissent le contrebassiste vadrouiller, approfondir, terriblement approfondir, le suivent de près, cavalcade, clef des champs. Les voix ne ressurgiront que pour creuser un meilleur écart. Elles sont récitatrices, comme les instrumentistes sont insistants. Mike Ladd se risque même à demander au public une favorite song – un bien commun ? Mais quelle musique nous est commune désormais, et où est la maison ? Le temps de se poser la question, on ne sait comment au juste, sans doute grâce à quelques irrégularités, c’est un country blues du Tennessee qui a été élu et qui est interprété de la façon la plus aberrante qui soit, avec des appels dans tous les sens et des réponses dans tous les sens aussi… Le clarinettiste, le contrebassiste et le batteur remettent ça ensuite, un surplus, une surabondance de jazz de haute tenue, qui se retire à reculons. Hors de question pour Dana Hall ! À grands renforts de « Come on, now ! » et autres « We are here, now ! », il réactive le groupe, redistribue les voix et transforme le Pannonica en église pentecôtiste. Dans la nuit, dehors, une affiche invite à voyager dans l’exposition L’île des esclaves oubliés, l’île Tromelin dans l’océan Indien, où survécurent longtemps une poignée d’esclaves naufragés.
Mercredi 14 octobre 2015, Brest
À Brest, au théâtre Mac Orlan, c’est une autre meute de Chicagoans qui traîne dans les parages, prête à suivre Rob Mazurek et Christophe Rocher dans le Third Coast Ensemble, notamment Nicole Mitchell, Tomeka Reid, Jeff Parker, Avreeayl Ra qui ont tous ou vont tous traverser The Bridge… Mike Reed aussi qui joue en première partie avec Artifacts, trio reprenant des compositions du canal historique de l’AACM : Steve McCall, Roscoe Mitchell, Amina Claudine Myers, Leroy Jenkins, Anthony Braxton, Fred Anderson, Ed Wilkerson… Le concert en trio de Mankwe Ndosi, Sylvain Kassap et Dana Hall, qui est également le dernier concert de la tournée, s’offre comme un superbe épilogue, sobre et intense. Leur musique à trois semble toujours à l’approche, Ndosi privilégiant le chant sans paroles (ou si peu : « Where is the water now ? »), Kassap collectant les fins de phrases, Hall cerclant sa batterie. Ils semblent dériver lentement, sur un fil de soie de souffle, quelques frémissements de peaux et de métaux, entre échanges vocalisés et chant des rythmes. Aucune accélération, aucun crescendo, mais d’infimes densifications. C’est une musique rétractile dans sa phase rentrée, intériorisée, qui en a fini avec les découpages, une musique qui retourne au calme, dans les bois ou les profondeurs, la paix des profondeurs.
Jeudi 15 octobre 2015, Brest & Paris
Certains ont encore la force de participer à la journée d’étude « Le collectif d’artistes dans les musiques créatives, de 1960 à aujourd’hui », qui se tient à l’Université de Bretagne Occidentale, en présence d’Adegoke Steve Colson, le méconnu pianiste de l’AACM. D’autres sont déjà rentrés à Paris où Sylvain Kassap et Mankwe Ndosi se produisent le soir même avec Julien Desprez dans le cadre de la série Tiasci Concerts.
Vendredi 16 octobre 2015, Paris
Pour terminer, Dana Hall dirige une masterclass de deux jours au Conservatoire à rayonnement régional (CRR) de Paris, avec les classes de Joe Quitzke et de Jean-Charles Richard, suivi d’un concert de restitution par leurs étudiants du département jazz. On l’entend dire dans les salles et les couloirs, au cours de ces 48h : « The beauty with Ornette’s music is, well, the inexactitudes also… Listen with your ears and with your heart… No fear… What’s out of control?… That’s when the dictator comes in… See what we’re doing now? We’re changing it… Happy to give you that information… Make it an ensemble also by not swinging… Chaotic… Find creative ways to be part of the performance even when you’re not soloing… Make with that distance… You have to leave me some space so that I can play with you… »
Post-criptum, samedi 17 octobre 2015, Paris
Comment ne pas conclure sur que l’on entend dire le jours d’après, lors d’une autre journée d’étude, au centre parisien de l’Université de Chicago, celle-là sur l’AACM qui fête encore son demi-siècle à l’occasion du programme Chicago à Paris, en collaboration avec le Théâtre de la Ville, le Théâtre du Châtelet et le Festival d’Automne ? Il y aura d’abord l’Ensemble Double Up d’Henry Threadgill, puis le duo de Roscoe Mitchell et de Mike Reed, puis le Golden Quartet de Wadada Leo Smith. Lors des débats qui précèdent, la triade self-determination / self-realization / self-actualization est constamment invoquée, sous couvert de ce que Robert O’Meally présente comme un deep-flowing continuum tenant toujours compte de la nécessité et de l’environnement, notions chères à Muhal Richard Abrams (au moins autant que l’autonomie et la justice). L’AACM, collectif ou mouvement intergénérationnel et international, destiné à durer dans toutes ses phases d’expansion ou de contraction, a résisté tant bien que mal aux pressions et oppressions extérieures ou intériorisées dans lesquelles le capitalisme contraint de survivre en se concentrant sur ses motivations propres. Soit « un environnement où chacun peut se recréer »selonNicole Mitchell, « qui ne manque de cohésion que parce que cela lui permet de respirer » selon Mike Reed. Henry Threadgill ajoute : « Every person in there is a school. You have to have respect, and your respect will be tested. And it often comes down to love. ». Soit une « expérience en démocratie », une démocratie enfin expérimentale où il est possible et loisible de tout essayer comme l’autorise l’improvisation, la logique d’ajustements permanents de l’improvisation, ses multiples encodages. D’ajustements et de déplacements, car c’est une forme de pensée latérale, analogique. « It takes an improvisational approach to overcome problems in life. And it’s not down to the people, but up to the people. » Double Up.
Alexandre Pierrepont
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Penn ArJazz, rencontre américano-bretonne à Brest
Article de Francis Marmande, paru dans Le Monde le 13 octobre 2015
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Chicago et Paris convolent en justes notes
Article de Jacques Denis, paru dans Libération, le 23 novembre 2015 Tandis que l’AACM fête ses 50 ans,…