Un article d’Alain Drouot, paru le 24 juin 2018 dans Citizen Jazz
The Bridge, du côté américain.
Depuis 2013, le projet The Bridge a pour vocation de rapprocher des musiciens français et des artistes américains de Chicago ou ayant un lien avec la troisième ville des États-Unis.
L’idée est de former des groupes qui vivront une expérience des deux côtés de l’Atlantique. Ainsi, du 29 avril au 13 mai dernier, le quintette A Pride of Lions a satisfait à Chicago à la deuxième partie de ses engagements.
Le groupe est composé d’un « Chicagoan », le contrebassiste et joueur de guembri Joshua Abrams ; de deux musiciens américains avec des attaches à la ville : le saxophoniste et trompettiste Joe McPhee qui fréquente régulièrement les lieux depuis les années 90 lorsque le souffleur Ken Vandermark a commencé à le convier à s’y produire, et le batteur Chad Taylor qui s’y était établi au milieu des années 90 avant de retourner sur New York ; et de deux Français, le contrebassiste Guillaume Séguron et le saxophoniste ténor et baryton (Dave Rempis lui a gentiment prêté le sien) Daunik Lazro qui à l’âge de 73 ans faisait sa première apparition aux USA.
Tout au long de ces deux semaines, le groupe a donné une longue série de concerts. Certains ont présenté la formation originelle tandis que d’autres ont permis à ses membres de collaborer avec une multitude de musiciens locaux. Parmi ces rencontres, citons celle qui, si elle n’était pas la plus réussie, restera la plus fascinante.
Dans le loft de l’artiste Doug Fogelson, les éléments de A Pride of Lions se sont retrouvés en compagnie d’un groupe de musique amérindienne traditionnelle et d’un trio composé de membres d’Asian Improv Arts (l’équivalent de l’AACM pour les musiciens américains d’origine asiatique), dont le contrebassiste Tatsu Aoki (un Japonais pure souche, cela dit ; il est le fils d’une geisha) qui devrait faire partie de la formation qui sillonnera la France en octobre 2018. Après de courts sets donnés par les trois formations, les musiciens se sont mélangés (le groupe amérindien restant indissociable et quelque peu réfractaire à l’art de l’improvisation) dans une ambiance bon enfant qui, néanmoins, cachait mal quelques flottements.
En vieux complices, McPhee et Lazro se sont produits en duo à deux reprises. La première fois était dans la galerie d’art Corbett vs Dempsey dont l’un des associés n’est autre que le journaliste John Corbett ; l’autre lors d’une ultime escapade à Milwaukee pour jouer dans l’arrière-salle d’une librairie spécialisée dans la poésie — eh oui, il en reste au pays d’Amazon. Cela a été également l’occasion d’entendre quelques poèmes politiquement et socialement engagés de McPhee et de le voir assumer davantage un rôle d’instigateur, tandis que jusqu’alors il avait été plutôt attentiste.Daunik Lazro et Joe McPhee à Chicago
Les autres lieux visités par nos cinq félins illustrent la diversité de Chicago.
Elastic, le Hungry Brain, Constellation sont des hauts lieux des musiques improvisées. The Beat Kitchen est une salle spécialisée dans le rock, mais c’est aussi le repaire d’Extraordinary Popular Delusions, un des groupes les plus sous-estimés de la scène de Chicago dont le « patron » n’est autre que l’incomparable pianiste et maître du synthétiseur analogique Jim Baker.
Séguron et Lazro ont pu se frotter à eux au début de leur séjour pour un concert décapant. ProMusica est un magasin de hi-fi qui s’associe à The Bridge pour présenter le groupe dans des conditions d’écoute exceptionnelles. Le Logan Center for the Arts, situé à la lisière de l’Université de Chicago dans l’enclave sud de Hyde Park, est un espace qui contribue au renouveau musical et artistique d’une partie de la ville qui était devenue le symbole d’une gloire passée. Au 9e étage se trouve notamment une salle qui surplombe le campus et le Lac Michigan, où les musiciens ont pu se livrer à des analyses, réflexions et confessions à l’issue de leur spectacle.
A la différence de la France où les groupes participant à ces échanges effectuent une tournée dans l’ensemble de l’Hexagone, le séjour américain est solidement ancré à Chicago. Pour cette raison, les organisateurs essaient de présenter aux artistes visiteurs les multiples facettes de la ville où les communautés restent encore profondément divisées avec un nord à majorité blanche et un sud où la population afro-américaine prédomine largement. C’est l’occasion pour les musiciens français de donner des master classes, d’apprécier le travail d’associations ou de découvrir le patrimoine culturel de la ville.
Durant ce séjour, des rencontres ont été organisées avec des étudiants de la Roosevelt University dans le cœur de Chicago et de l’Université de Chicago, notamment ceux des classes de Mwata Bowden, ancien président de l’AACM, et du compositeur Sam Pluta.
Guillaume Séguron a, quant à lui, donné une master class dans des lycées, l’un proche du centre-ville (Whitney M. Young High School) et l’autre beaucoup plus excentré (Curie Metropolitan High School), mais tous deux situés dans des quartiers à la vie culturelle pauvre voire inexistante.
Au final, cela aura été pour Daunik Lazro une première réussie : enchanté par la ville, il aura de son côté laissé d’excellents souvenirs au public de Chicago. La ville peut désormais se préparer à la venue du violoncelliste Didier Petit et du batteur Edward Perraud en novembre.