Chronique de disque par Franpi Sunship
Aventure transatlantique qui revendique son lien transcontinental, les rencontres organisées par The Bridge sont depuis quelques années un acteur majeur du dialogue incessante entre la jeune Europe et la vieille Amérique.
Cette dernière a depuis longtemps cessé d’exercer une tutelle sur le jazz européen, remplacé par une sorte de fascination réciproque que la plupart de ces séjours croisés subliment. On ne compte plus les orchestres plus ou moins inattendus que cela a pu engendrer, les prolongements qui en ont découlé, et les instants de magie qui sont ceux de deux cultures qui se frottent comme du silex et de l’amadou.
Nous en sommes à la treizième session de ce séjour musico-linguistique, mais si certains n’ont pas fait l’objet d’un disque, il reste de nombreuses traces vivaces de ces souvenirs, à commencer par le premier d’entre eux, mais aussi The Turbine, sans doute le plus impressionnant.
Escape Lane est le fruit de ces rencontres ; il s’agit d’un quartet à parité, avec des rôles dédiés et des chemins croisés. La base rythmique est française, les deux autres comparses sont de Chicago. Le contrebassiste Joachim Florent, figure du Coax Collectif (et récent partenaire de Hugues Mayot) et le trompettiste Marquis Hill, lauréat du prix Thelonious Monk sont plus jeunes que le batteur Denis Fournier qui travaille depuis longtemps avec Alexandre Pierrepont et la scène de Chicago et le guitariste Jeff Parker, connu pour avoir été l’une des têtes pensante de l’inclassable Tortoise à la fin des années 90 et par ailleurs membre ancien de l’AACM.
Qu’elle pouvait être la musique dispensée par cet attelage ?
La question, à bien des égards, est légitime : si l’entente entre le coloriste Fournier et son compatriote dont la basse sèche et solide permet toutes les digressions est évidente, la rencontre avec un trompettiste très ancré dans la tradition jazz et un guitariste imprévisible ne pouvait qu’attiser la curiosité.
C’est justement le rôle de ces Bridges que de créer l’irréalisable.
Pour ceux qui souhaiteraient en savoir plus tout de suite, un film existe sur cette aventure. Il montre la phase d’approche, l’apprivoisement des formes et des personnalités, l’apprentissage progressif d’une liberté collective. Une quête d’altérité qui s’étale sur sept morceaux, du langage véhiculaire foncièrement colemanien (tendance Ornette) à l’idiome commun joliment atmosphérique. De « Lane Open » où guitare et trompette cernent une batterie nerveuse à « 4800 S. Lane Park » où chaque note semble pesée, où la guitare soudainement plus bruitiste semble rebondir sur les cymbales pendant qu’une trompette très atmosphérique fait un pas de deux avec Florent, passé à l’archet. Une jolie douceur.
Une concorde.
Le disque, enregistré en studio est la lente naissance d’un orchestre, auquel on assiste avec un certain ravissement. On le voit prendre doucement son envol et toucher le ciel sur le magnifique « Lever de soleil au loin sur le lac agité où s’est réfugiée, usée, la tempête ». Ce titre accueille une préparation tranquille, qui enfle joyeusement sans jamais aller au point de rupture. Escape Lane reste contemplatif, avec cette façon rare de Parker d’avancer avec une impassible certitude. La contrebasse est pleine, directive sans jamais être autoritaire, laisse beaucoup de place à Fournier dont le calme est celui d’un équilibriste. Et puis la trompette emporte le tout dans un sentiment de plénitude.
Escape Lane est comme une ligne de fuite, un axe qui ouvre des perspectives. Les points de suspension du pont.