Par Hugues Le Tanneur, dans Culture Box
La présence en France de cette formation composée de Jeff Parker, Denis Fournier, Joachim Florent et Ben Lamar Gay – avec à la clé un disque et une série de concerts –, est l’occasion de se pencher sur The Bridge, structure hyperactive qui depuis quelques années s’emploie à faciliter le dialogue et les échanges entre musiciens français et américains.
Dans A Power stronger than itself, somme impressionnante consacrée à l’AACM (Association for the Advancement of Creative Musicians) de Chicago et plus largement à la musique expérimentale américaine, George Lewis raconte comment à la fin des années 1960 de nombreux musiciens américains font le choix de s’installer en Europe et en particulier à Paris. Le 28 mai 1969, l’Art Ensemble donne un ultime concert d’adieux à Chicago et part s’installer en France pour une durée indéterminée.
Dans la foulée, Leroy Jenkins, Anthony Braxton, Steve McCall, Leo Smith débarquent à leur tour dans la capitale où vivent déjà de nombreux jazzmen américains. Au point que Roscoe Mitchell, saxophoniste de l’Art Ensemble devenu désormais l’Art Ensemble of Chicago, décrit rétrospectivement le Paris de l’époque comme “un environnement musical total qui existait vingt-quatre heures par jour si vous le souhaitiez”. Pour son premier concert au Lucernaire en juin 1969, l’Art Ensemble of Chicago partage l’affiche avec le Free Action Music Orchestra au sein duquel jouent François Tusques, Ken Terroade, Bernard Vitet, Beb Guérin et Claude Delcloo.
Ces années lointaines qui appartiennent désormais à l’histoire, on ne les évoque pas par nostalgie, mais parce qu’elles offrent une perspective tout à fait intéressante par rapport à ce qui se passe aujourd’hui avec The Bridge, une structure très souple qui, comme son nom l’indique, crée un pont entre la France et les Etats-Unis et plus particulièrement entre la France et Chicago.
À l’origine de The Bridge, il y a le désir manifesté par beaucoup de musiciens français de rencontrer leurs homologues Américains. Par définition le jazz se nourrit d’échanges et de métissages. Ce qui, dans une époque où la tendance est aux renforcements des frontières et à la construction de murs de protection, va évidemment à contre-courant.
D’où l’intérêt de ces confrontations entre musiciens français et américains dont le mérite est de ne pas se résumer à une simple soirée, mais consiste au contraire à établir une relation sur le long terme, aussi bien en France qu’aux Etats-Unis, comme l’explique Alexandre Pierrepont, initiateur de The Bridge. Anthropologue de formation, auteur d’un livre sur l’AACM – La Nuée, l’AACM : un jeu de société musicale (éditions Parenthèses) –, Alexandre Pierrepont navigue depuis plusieurs années entre Paris et Chicago. Bon connaisseur du milieu du jazz outre-atlantique, il est régulièrement sollicité par des musiciens français.
“Au fil du temps, j’ai compris qu’il y avait un désir très fort de leur part de voir ce qui se fait là-bas. Certains m’ont demandé de les emmener avec eux. J’ai dit oui deux ou trois fois. Puis j’ai pensé qu’il y avait là quelque chose qui fallait développer. En ce sens The Bridge est un symptôme, l’expression du besoin, côté français, de renouer le dialogue avec la scène américaine. Depuis les années 1970, il existe une musique européenne qui ne se réfère plus nécessairement ni explicitement au jazz ou au free américain. Or à présent c’est un peu comme si ces deux courants souhaitaient à nouveau s’hybrider. Ce qui en soi fait sens car par définition ce ne sont pas des musiques figées, vouées à reproduire toujours le même langage”. (Alexandre Pierrepont)
Baptisé Escape Lane – voie d’échappée – le tout dernier projet de The Bridge à être présenté en France traduit cette volonté de sortir des sentiers battus. Il réunit aux côtés du guitariste Jeff Parker, le batteur Denis Fournier, le contrebassiste Joachim Florent et le trompettiste Marquis Hill. L’idée de cette formation vient de Denis Fournier qui rêvait depuis longtemps de travailler avec Jeff Parker. Représentant éminent de la scène de Chicago – même s’il vit aujourd’hui à Los Angeles –, Jeff Parker est notamment l’un des fondateurs du groupe Tortoise.
De son côté, basé à Montpellier, Denis Fournier n’en est pas à sa première aventure transatlantique. Il y a quelques années, il avait déjà mis sur pied un quintette franco-américain baptisé Watershed où jouaient Bernard Santacruz, Hanah John Taylor, Nicolle Mitchell et Tomeika Reid. Denis Fournier souhaitait aussi que Jeff Parker participe à Watershed, mais à l’époque le guitariste n’était pas libre.
En novembre 2014, Escape Lane entame une première tournée à Chicago au cours de laquelle les musiciens prennent le temps de faire connaissance et de confronter leurs pratiques.
À l’évidence le courant passe, comme en témoigne le disque enregistré sur place, Escape Lane (The Bride #6). Le dialogue qui s’établit entre les quatre instrumentistes offre un exemple particulièrement heureux de construction collective.
“Sous des dehors de spontanéité, c’est une musique jaillie d’une longue maturation, où l’on n’hésite pas à s’interrompre et à se relayer comme dans la vie afin de décaler les premiers plans et les angles de perspective. Ce sont comme des régions, des paysages harmoniques et rythmiques, des énergies qui se trouvent dans la mémoire et que nous pouvons convoquer ; d’un seul coup, ils appellent une mélodie, un contrepoint ou une polyrythmie”. (Denis Fournier, dans la note d’intention accompagnant le disque)
C’est ce groupe que l’on retrouve en concert avec, en invité, le saxophoniste Ari Brown, vétéran de la scène de Chicago. Après un concert mémorable, intense et chaleureux à Ivry-sur-Seine, dans le cadre du festival Sons d’hiver, le quartette poursuit sa tournée en France. Car tel est le principe de The Bridge: qu’à un séjour aux USA succède un séjour en France ou l’inverse.
Autre principe: les formations conçues dans le cadre de The Bridge n’ont pas de chef. À chaque fois la notion de collectif est mise en avant.
“Tout est fait pour favoriser une imprégnation mutuelle et réciproque, insiste Alexandre Pierrepont. Cela s’appuie sur une expérience de vie commune qui ne se résume pas seulement aux concerts. Les uns comme les autres doivent se confronter à un contexte culturel différent, aussi bien aux USA qu’en France. Et le plus intéressant c’est qu’à chaque fois cet environnement culturel a un effet sur la musique. The Bridge, c’est aussi un état d’esprit qui s’inspire de la pratique même des instrumentistes qui y participent. Autrement dit, il s’agit de privilégier une démarche artisanale en phase avec l’esprit de la musique improvisée où la possibilité de l’échec est prise en compte. Chaque projet, même si ce sont les musiciens eux-mêmes qui font le choix de jouer ensemble, intègre une part de risque. L’intérêt de notre démarche est que les projets ne remettent pas en question l’expérience de ceux qui y participent, mais au contraire ajoutent une nouvelle expérience”. (Alexandre Pierrepont)
À quoi s’ajoute le fait que les musiciens se rencontrent dans certains cas pour la première fois, d’où l’importance de créer des ponts. Le premier enregistrement des Bridge Sessions est paru en 2015. Il s’agissait d’une formation baptisée Sonic Communion réunissant Jean-Luc Cappozzo, Douglas R. Ewart, Joëlle Léandre, Bernard Santacruz et Michael Zerang. Depuis, les rencontres des deux côtés de l’Atlantique se sont multipliées. À l’automne 2016, le groupe Shore to Shore comprenant Rob Mazurek, Mwata Bowden, Julien Desprez, Matt Lux et Mathieu Sourisseau sillonnait les routes de France. Entre temps d’autres formations sont nées entretenant une relation décidément féconde entre musiciens des deux continents dans laquelle on peut légitimement voir la poursuite sur un mode nouveau du dialogue établi dans de toutes autres conditions à l’orée des années 1970.