Par Sophie Chambon, dans Jazz Magazine
Samedi soir 4 février, à Vitrolles, Moulin à Jazz
Match retour en Europe pour le quartet d’Escape Lane qui fit ses débuts outre-atlantique à Chicago en novembre 2014 : quatre musiciens qui se rencontrèrent au studio Strobe, échangèrent, et décidèrent de créer un groupe au nom qui évoque une « voie d’échappée », de dégagement comme au rugby, échappée que l’on souhaite forcément belle dans cet univers de la musique improvisée, de la création spontanée. Un disque a été «lancé » entre temps comme une bouteille dans l’océan pour accompagner la traversée retour vers la France lors de cette tournée en janvier février 2017.
J’étais déjà là,en février dernier, pour le concert d’une autre formation de The Bridge #11 https://wordpress.acrossthebridges.org/fr, je retrouve l’anthropologue Alexandre Pierrepont qui connaît si bien l’A.A.C.M de Chicago dont la force des musiciens est d’avoir su imposer, par la musique, leur façon de voir. De l’avoir placé au cœur de leur univers. The Bridge est ce réseau transatlantique de musiciens, scènes de jazz et de musiques actuelles, festivals, universités, centres culturels : «un espace de dialogue où les lignes bougent sans cesse et dont le mouvement en précise la forme». Chaque équipe réfléchit et produit de la musique en s’interrogeant sur la créativité, l’équilibre entre improvisation et société, la liberté de chacun et la responsabilité collective. « Tout part de la performance et y revient ».
Le cornettiste chicagoan Ben Lamar Gay (qui remplace le trompettiste Marquis Hill que l’on entend sur le CD), Jeff Parker de L.A (guitare électrique), le Nantais Joachim Florent (contrebasse), le Montpelliérain Denis Fournier (batterie, percussions) ont entamé une série de concerts, dès le 29/01 au Festival Jazz Miniatures de Port Louis, qui, après Sons d’Hiver, les conduit dans le Sud, Montpellier (Le Jam), Avignon (l’Ajmi), Jazzèbre (Perpignan), Vitrolles (Le Moulin à Jazz). Les concerts se terminent à Brest le 10/02 après avoir visité Bordeaux, Tours, Poitiers… The Bridge réunit donc des groupes mixtes, un duo français, rythmique épatante et deux Américains non moins étonnants. Denis Fournier avait songé, il y a déjà quelque temps, à inviter ce guitariste Jeff Parker, d’apparence placide et néanmoins guidé par une énergie spirituelle. Le batteur coloriste, dont me revient en mémoire le beau travail sur Tota la Verdad d’Emouvance reconnaît aux Américains d’être dans le mouvement, « la chair de la musique ».
Modelant le jeu en fonction du déroulement de l’action musicale, il est difficile de saisir les rouages de cette mécanique, de cet ensemble très organique. Une organisation qui se met en place sous nos yeux sans que l’on puisse toujours en saisir le sens. Avec des effets, de l’électronique. Mais comme au cinéma, les effets ne sont pas bons en soi. Ils s’intègrent dans un sens plus général quand on comprend à quoi et en quoi ils servent. Comme si on traitait le sujet par l’anecdote, pour rebondir, aller plus loin, avancer. Un paysage très « composé » qui se déroule devant nos yeux, une région de notes, un terreau ou terroir idéal pour cette remontée de sensations. Le guitariste Jeff Parker définit leur musique comme englobant le jazz mais ne s’y réduisant pas. Pas seulement. Elle s’inscrit dans la tradition du jazz mais il est impossible de la contrôler, de savoir où elle va, elle part de rien mais les possibilités sont infinies, en toute liberté. Le son, une couleur peut guider chacun et surtout une écoute très concentrée, « microscopique » qui met en relation, au cœur de l’intime. Avec cette notion si intéressante d’ «interplay » qui fonctionne magnifiquement ici : hésitations, attente, réponses, relais, interruptions, voire bifurcations au besoin.
Un premier set très court, me semble-t-il, dans lequel je plonge et sombre. A tort sans doute, tant il est envoûtant et atmosphérique. Prenant et contrasté, il démarre vite et fort avec les assonances du cornettiste qui imprime sa marque. J’ai l’impression que le guitariste ne bouge pas assis dans son coin. Je suis trop loin pour voir que, si ces doigts ne bougent guère, ce sont ses pieds qui mènent la danse. La rythmique répond en force : je saisis quelque beauté chez le contrebassiste, le batteur, coloriste alterne baguettes, balais, mailloches, plastique! avec intensité. Il dit « Ce sont des paysages harmoniques et rythmiques, des énergies, qui se trouvent dans la mémoire et que l’on peut convoquer ; d’un seul coup, ils appellent une mélodie, un contrepoint, ou une polyrythmie». Je suis perdue quand les applaudissements fusent à la fin de ce premier parcours, de ce travail intellectuel et intuitif, aux phrases complexes. Ce sera encore plus vif et net dans la deuxième partie, constituée de deux morceaux assez longs dont il est vain de chercher quels en sont les titres. Ecoutant à la maison le CD, sorti sur le label The Bridge sessions, force est de constater une fois encore que le « live » n’a rien à voir. Si l’album donne des pistes, il n’y a jamais répétition, reproduction mécanique en concert, chaque fois différent, ce qui fait l’originalité de cette musique et son prix. En garder une trace est juste et bien mais ce n’est pas l’objectif visé et cela ne laisse pas la preuve cherchée. Tout réside donc dans la mémoire des musiciens qui laissent remonter, affleurer les sons qui constitueront leur musique. Résurgence de souvenirs, de passions avec la maturation.
LA poésie respire, se niche dans les effleurements de la guitare, son blues impertinent parfois et mélancolique. Triturant boutons ou potentiomètres, derrière son pupitre électronique, le cornettiste donne corps et vie à sa musique en jouant de « toys » empruntés à son neveu, d’occasionnelles percussions. Des effluves subtilement agencés avec un entrain communicatif, des vocalises auto-samplées assurent un juste dosage de sérieux et de fantaisie. Comment définir la façon dont ce musicien s’exprime? Alexandre Pierrepont me souffle pertinemment Don Cherry. Mais plus encore pour sa fantaisie que par la joie de vivre. Quand d’aucuns communiquent avec rage (je pense à un autre Chicagoan, le saxophoniste David Rempis avec lequel il joue d’ailleurs), Ben Lamar Gay a quelque chose d’amusé, de détendu, et il sait introduire des accents ludiques, tout en ayant fort naturellement assimilé les divers moments de l’histoire du jazz -cela s’entend dans le son, sa sonorité.
Survient pour moi le climax avec un long solo du contrebassiste que ses complices ne veulent pas interrompre, même si Ben Lamar sort un tambourin et Denis Fournier entre dans le jeu progressivement. Une douce violence qui emporte tout sans trop appuyer. On voudrait que cela ne s’arrête pas, un doigté saisissant, des accents de basse électrique (et j’aurai la confirmation qu’il en joue dans un de ses groupes, Imperial orchestre).
Si j’ai eu l’air de décomposer par fragments, ces recollections, je soulignerai en fin l’extrême complicité de l’ensemble, la technique qui subjugue sans jamais s’exposer, la cohérence d’une exploration commune de textures, de sons, la mise en place aventureuse qui ne s’oppose pas à ce sentiment de fluidité, d’aisance, de continu.
Musique qui voyage, musique de voyage, qui vagabonde, divague et bifurque mais jamais ne se perd.