Par Olivier Delaporte, dans Improjazz
Les rencontres entre la France et Chicago ne datent pas d’aujourd’hui, il semble que l’histoire du jazz a toujours tout fait pour que Paris et la principale ville de l’Illinois se croisent régulièrement. je ne parle pas du fait que L’art Ensemble Of Chicago ou Anthony Braxton ont presque enregistré leurs premiers disques chez nous, j’évoque de véritables rencontres musicales transatlantiques. Il semble que cela commence avec « Go Home » de l’Art Ensemble of Chicago. Même si Jean Louis Chautemps, Ivan Julien ou Bernard Vitet ne sont pas crédités sur la pochette, ils jouent bien sur le titre « Dance » qui est en face B de l’album. Quelques années plus tard une autre rencontre se produit mais elle a sûrement échappé à bon nombre de fidèles de ces lignes car elle se situe dans un créneau musical nettement plus funk; il s’agit du Synchro Rhythmic Eclectic Language et de leur premier album « Lambi » paru en 1976 et sur lequel le batteur Steve McCall (Air) s’affiche aux côtés des antillais Louis Xavier, Georges Edouard Nouel et du saxophoniste d’origine guinéenne Jo Maka. Le même Maka qui d’ailleurs jouait dans le Celestial Communication Orchestra d’Alan Silva ou l’on pouvait aussi y croiser quelques figures importantes du jazz de Chicago. Les années 80 et 90 furent moins fertiles mais avec la décennie 2000 les choses reprennent. On pense notamment aux rencontres entre Nicole Mitchell et Joëlle Léandre capturées par RogueArt. Mais ce n’est pas la présence de Léandre qui m’a dans un premier temps attiré vers « Sonic Communion », bien davantage celle de Douglas Ewart. Si la bassiste française a une discographie pléthorique il n’en va pas de même pour ce musicien d’origine jamaïcaine et figure de l’A.a.c.m dont les dix doigts des mains suffisent à compter ses productions discographiques. Douglas Ewart fait même partie de ces artistes dont on peut dire qu’ils ont à peu près ratés leur carrière discographique, à savoir que les disques qu’ils ont publiés sont très peu représentatifs de leur musique. De fait Ewart n’a pratiquement enregistré que sur Arawak son propre label et les deux premiers albums de ce catalogue « Bambou Forest » et « Red Hill » (deux de ses meilleurs disques) n’ont jamais été réédités et furent seulement disponibles en cassette. Il faudra attendre l’année 2010 et l’éphémère label Geodesic pour enfin disposer d’un album très consistant de Douglas Ewart, le fantastique « Beneath Detroit live at the D.i.a), un trio avec Spencer Barefield et Tani Tabal enregistré en 1981. Dans un tel désert discographique ce « Sonic Communion » ne pouvait que m’obliger à m’arrêter. Mais si Douglas Ewart a été le déclic pour moi, il est loin d’être le seul à séduire comme on va le voir.
The Bridge est donc le projet initié par Alexandre Pierrepont et qui va réunir des groupes inédits qui seront constitués de musiciens français et de Chicago. « Sonic communion » enregistré au cours d’une tournée en 2013 est donc le premier témoignage de cette bonne idée. Pour Chicago outre Douglas Ewart c’est Michael Zerang qui officie et la France est donc représentée par Joëlle Léandre, Jean Luc Cappozzo et Bernard Santacruz. Avant même d’avoir exploré le disque on se félicite du choix et notamment en ce qui concerne Santacruz, excellent bassiste qui lui non plus ne bénéficie pas d’une représentation discographique très favorable.
L’album s’ouvre sur « Satellites » un titre introduit par un chorus plutôt élégant qui semble davantage déterminé par l’improvisation que par une composition. les premières minutes d’échange entre les deux souffleurs renvoient assez à l’esprit de Chicago qui s’est presque toujours tenu loin des confrontations directes. Des deux bassistes c’est Santacruz qui entre le premier, discrètement suivi par Léandre et Zerang. Ewart aborde un premier solo au soprano et il flirte avec l’abîme sans y basculer. Le titre se calme totalement et Cappozzo prend la parole pour un premier solo assuré et sans excès. Les deux basses forment comme un sol sur lequel se reposent les échanges entre Ewart et Cappozzo mais bientôt ce sont les basses qui se hissent au devant et les souffleurs ponctuent l’échange avec des micro notes.
La rencontre entre nature et culture se produit sur le début de « philtres d’amour » ou les deux souffleurs commencent par faire raisonner leurs instruments à la manière de petits cris d’oiseaux exotiques. Apparaît ainsi ce lien que Chicago a souvent entretenu avec une certaine idée de la musique concrète. L’esprit de la windy city est d’ailleurs incarné dans une autre de ses facettes dans les premiers instants du solo de Jean Luc Cappozzo ou sa trompette m’a un instant fait pensé au son de Lester Bowie sur la longue improvisation qu’il partage avec Favor et El Zabar sur l’album « the ritual » (sound aspect records). Mais l’analogie s’arrête bien vite car Jean Luc Cappozzo a son propre son et sa propre personnalité. A la flute Ewart installe une improvisation qui est traversée de part en part d’accents folks. Les cordes des basses sont frottées, frappées, Santacruz étant davantage dans une approche rythmique alors que Léandre aborde plutôt les reliefs, les textures. Durant quelques instants un rythme apparaît mais pour s’éclipser bien vite. Les improvisations portent bien la marque de Chicago en étant davantage dans l’espace que dans la densité.
C’est également dans le calme qu’arrive « A cloud of sparks ». Douglas Ewart au hautbois qui nous rappelle un peu Sonny Simmons et dont le jeu très introspectif contraste avec l’énergie déployée par les deux bassistes. A l’arrivée de Jean Luc Cappozzo le dialogue s’installe avec Ewart, on perçoit l’écoute respective entre les deux musiciens, Ewart se mettant peu à peu en retrait et offrant comme des ponctuations aux idées développées par Cappozzo. Michael Zerang a fait une entrée discrète et au moment ou Ewart disparaît, un bref duo s’installe entre le percussionniste et le trompettiste avant que tout le groupe ne revienne conclure le morceau.
On pourrait penser que l’on est ensuite à l’écoute d’une cérémonie chamanique au démarrage de « sculpteur d’ondes », Ewart emprunte les voix des ancêtres avec son didgeridoo qui est même un « bone » puisqu’il peut en moduler la note. Bernard Santacruz inaugure un rythme qui semble directement inspiré d’une composition traditionnelle pour xylophone. A l’archet Joëlle Léandre fait s’élever quelques voix incantatoires pendant que Zerang ponctue l’ensemble avec discrétion. Cappozzo survole le tout avec des notes aiguisées pendant qu’Ewart vocalise et fait des overtones dans son didg!
« Planet earth folk song » commence un peu comme un morceau de l’Art Ensemble de la période Byg. La flute très afro de Ewart se faufile derrière la trompette, c’est encore une fois Santacruz qui suggère le rythme pendant que Joëlle Léandre et Michael Zerang font monter la pression. Ici d’ailleurs et un peu comme dans tout ce cd, Michael Zerang se situe vraiment dans la tradition qui était celle de la place du rythme dans les premiers disques de l’Art Ensemble, de Braxton ou de Wadada Leo Smith. La où les percussions y étaient employées pour tout faire à l’exception d’établir un rythme direct ou directif. Si l’on pouvait dans ces disques identifier une structure, le rythme sous sa forme conventionnelle y participait rarement.
Certes les références sont là mais ce disque n’est pas un revival, les racines sont réactualisées et ces cinq plages offrent une belle impression de plaisir de jouer, d’écoute réciproque et aussi d’une certaine insouciance ou spontanéité pour le dire autrement. A souligner également pour finir l’excellente prise de son. La suite de ces rencontres est donc à surveiller.
Olivier DELAPORTE