Chronique du disque « Sonic Communion »

Par Franpi Sunship, le 15 juillet 2015

The Bridge est une aventure de nos temps si modernes. Une aventure comme il en existe de plus en plus, ce qui ne retire strictement rien à son aspect aventureux. Bien au contraire, cela illustre un sillon qu’il convient de creuser, ce que le projet fait avec abnégation et talent.

Cette aventure, c’est celle de l’altérité, de la rencontre, de la concorde. Celle de l’abolition des frontières, fussent-elles musicales, pour y cherche l’Universalité dans l’immédiateté du langage. C’est un échange dans tout ce qu’il a de plus pur, c’est à dire sans chemin préconçu.

C’est une rencontre entre musiciens avides de l’autre et curieux de nature. La chose est réjouissante rien qu’à l’écrire.

Ainsi The Bridge mène depuis plusieurs années une correspondance musicale entre Chicago et la France.

La première, la ville de l’AACM, un des points névralgique de nos musiques depuis tant de décénnies qu’on serait obligé d’ouvrir un débat au Carbone 14 pour le dater vraiment. La seconde, pionnière, place forte et base de résistance de la musique improvisée. Pour peu que l’on suive un peu l’actualité des musiciens et leurs échanges, on sait que depuis 2013, les échanges se manifestent avec un rythme soutenu.

De nombreux musiciens s’y sont illustrés, de chaque côtés du pont : Sylvaine Hélary, Stéphane Payen, Benjamin Duboc, Julien Desprez… Et de l’autre côté Frank Rosaly, Jason Adasiewicz, Jeb Bishop ou encore Fred Lonberg-Holm. Des explorateurs musicaux devenus le temps de voyages des aventuriers géographiques.

La différence est, à plus d’un titre, bien ténue. Et ce n’est pas Alexandre Pierrepont, la boussole de ce projet qui dira le contraire !

Non loin de nous, un exemple similaire a lieu, avec des musiciens identiques du côté Chicagoan ; c’est la collection Exchange du label Veto Records de Christophe Erb, nous en avions parlé. Profitant du jumelage de Lucerne avec Chicago, le saxophoniste suisse offre des cartes postales des rencontres, la plupart sur le sol américain.

A l’instar de Veto Records, The Bridge se devait de témoigner sur disque de ces fabuleuses rencontres ; plus qu’un moyen de rendre compte, il s’agit de photographier l’instant, de le mettre en perspective.

Les The Bridge Sessions.

Comme on écrit ses carnets de voyage, sur le long terme étape après étape. C’est tout l’objet de ce premier disque, enregistré en concert à l’AJMI d’Avignon en octobre 2013.

Pour le premier chapitre de ces palpitantes aventures, le premier disque d’une -on l’espère- longue série, The Bridge a prêté son sillon au quintet Sonic Communion.

Le nom de la formation résume à lui seul le propos. Et le nom des musiciens donne le tournis. Côté français, Jean-Luc Cappozzo à la trompette et les deux contrebassistes Bernard Santacruz et Joëlle Léandre. Rien de moins. Côté chicagoan, le batteur Michael Zerang et le multianchiste Douglas R. Ewart.

N’en jetez plus.

Voici un quintet qui semble avoir maturé toutes ses collaborations passées pour en faire une sorte de précipité. Très vite, et sans faire une longue liste des immenses discographies de chacun, les communes, les semblables, les hétérodoxes, on fait un constat. Que de fois ces gens ont joués ensemble ! Un peu par-ci, beaucoup par là, à deux, à trois… Il y a même quelques musiciens communs qui ne sont pas là, mais dont les pollens flottent en l’air.

George Lewis en premier lieu, avec qui Ewart, Cappozzo et Léandre ont tant joué. Et puis Mitchell, et puis, et puis…

Ce n’est plus un pont, c’est une multitude. Une carte. Un noeud autoroutier aux ramifications étourdissantes.

L’évidence est que c’est cinq là n’avaient jamais joué tous ensemble. La seconde évidence, c’est qu’on ne s’en aperçoit pas, tant on plonge immédiatement au coeur de cette communion.

“Satellites”, la longue pièce inaugural est un unisson de timbres qui se délite comme de la craie. Ewart et Cappozzo jouent à cache-cache entre les deux contrebasses pendant que Zerang construit patiemment des édifices rythmiques qui se brisent comme du verre.

Il y a une énergie folle qui palpite sans jamais exploser, maintenu par une cohésion époustouflante ; Joëlle Léandre à l’archet et Santacruz aux pizzicati délimitent une surface faussement rigide, qui ressemble plus à ces boîtes où les diablotins sont prêts à exploser qu’à une cellule aux quatre murs de pierre. Ils s’échangent, se masquent, se perdent…
Il y a une circulation remarquable entre les musiciens. Ceux-ci semblent interconnectés. Chacun répond à l’autre, sans impression de brouhaha où de chaos, la parole tourne comme une balle, dans une configuration très égalitaire où chacun joue ensemble. Même lorsque les deux contrebasses semblent s’offrir un pas de deux complice, leurs chuchotement est souligné par le tintement d’une percussion de Zerang ou le sifflement d’une anche d’Ewart.

Le disque célèbre cette facette charnelle de la musique improvisée dont on ne fait souvent pas assez cas. Tous les ingrédients sont réunis, notamment dans l’excellent et bien nommé “Philtre d’amour”. Une tension sans heurts, qui monte et s’échauffe sans sembler pouvoir s’arrêter. Une rythmique qui tient plus de la caresse que de la gifle. Une alternance de temps forts où chacun pointe vers la même direction et des moments plus apaisés, plus contemplatifs où les soufflants choisissent de nouvelles directions dans une forêt de rythmes où règne un groove cabossé.
Ce mouvement déjà évoqué, ce besoin de danse qui saisit l’auditeur est une manifestation de joie. Il traverse l’album, de ce “Sculpteur d’ondes”, construit sur un ronflements étrange aux allure de chant primal que vient pétrir chacun des solistes et fleuri sur le réjouissant “Planet Earth Folk Song” final où Joëlle Léandre donne de la voix.

Le chant du monde est là. Il est aussi beau et tumultueux que la terre qui le porte.

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