Par Nicolas Dourlhès, paru dans Citizen Jazz
Troisième étape en France du programme transatlantique « The Bridge », au Pannonica (Nantes). A l’initiative d’Alexandre Pierrepont (ethnomusicologue et anthropologue qui étudie les problématiques du jazz contemporain), ce projet vise à mettre en place un réseau d’échange à moyen terme entre musiciens français et américains (principalement originaires de Chicago).
Chaque formation regroupe des représentants des deux nationalités : les Français sont d’abord invités à traverser l’océan pour une douzaine de concerts à Chicago et alentours ; dans un second temps, quelques mois plus tard, le voyage a lieu dans l’autre sens pour dix dates dans des clubs ou festivals français (Brest, Nantes, Toulouse, etc) partenaires de l’opération.
En octobre 2013, à Nantes, la première mouture réunissant Joëlle Léandre, Jean-Luc Cappozo, Douglas R. Ewart et Michael Zerang avait été un moment de poésie où la musique semblait couler sans effort, dévoilant un scénario construit dans l’instant riche de multiples états et émotions. En regard, toujours au Pannonica de Nantes, en février 2014, Hamid Drake, Ramon Lopez, Benjamin Duboc, Harrison Bankhead et Stéphan Payen avaient livré une musique plus massive, ancré dans un jazz blues finalement moins aventureux ; quelques jours plus tard, à Toulouse, les mêmes avaient donné un concert magnifique. Grandeur de cette musique, dont l’imprévisible est une des beautés et l’inattendu une des fragiles composantes.
La parité est respectée dans ce numéro #5 [1] de The Bridge : deux femmes, deux hommes. Les premières sont françaises, les seconds américains. La flûtiste Sylvaine Hélary est installée à côté du piano, ses flûtes et son équipement électronique à ses pieds. La pianiste Ève Risser, quant à elle, plonge régulièrement dans son piano préparé afin de prolonger son jeu sur les cordes. À droite, le violoncelliste Fred Lonberg-Holm a lui aussi déployé une série de pédales d’effets. En fond de scène, impassible, Mike Reed, énigmatique, ne laissera transparaître que peu d’émotions, préférant se concentrer sur son jeu.
Les concerts de musique improvisée débutent généralement par une période d’observation ; chacun avance de petites propositions qui, rebondissant de l’un à l’autre, alimenteront le mouvement général. Mais ici les musiciens vont tout droit au coeur du propos sans afféteries mais avec une belle énergie. Ils en sont à la neuvième date de leur tournée française, ils se connaissent mieux et se jettent sans retenue dans le son.
Sylvaine Hélary accroche immédiatement l’oreille. Ses sons (elle joue également de la basse) s’envolent avec souplesse, fouillant les coins et recoins de la salle. La fragilité de ses flûtes et son aspect affûté et frotté, feulé parfois, s’appuient sur des phrases dénuées de toute hésitation et qui se développent par longues circonvolutions modales. Cette complémentarité apparemment contradictoire entre ténuité et assurance rappelle la souplesse des chats, qui sautent avec aisance sur les perchoirs les plus élevés, mais savent traverser une table couverte de verres sans en renverser aucun.
Pourtant, çà et là les obstacles s’accumulent. Lonberg-Holm, qui a opté pour l’électricité, tire de grands traits tendus et douloureux sous ses pas. Il préfère l’archet au pizzicato et ses glissandi sont autant de longues plaintes, des crissements usant de toutes les potentialités du violoncelle : insertions de pinces dans les cordes, heurts des parties boisés, effets électroniques. La surface qu’il propose à la flûtiste, ardente, ne lui laisse d’autre choix que de s’élancer vers les hauteurs.
De son côté, contrebalançant ces acrobaties, Eve Risser creuse plutôt les profondeurs, posant des jalons solides sur lesquels chacun peut s’appuyer et articuler son propos. Dans les premiers temps, debout aussi bien qu’assise, elle semble chercher une accroche pour entrer dans le son. Grattant les cordes, retirant un objet pour ajouter un morceau de scotch qui servira d’étouffoir, elle finit par trouver enfin l’instrument qu’elle désire : un piano piquant et terrassant. Enfonçant dans le clavier des accords larges et dissonants, animés par des cliquetis irréguliers et stimulants, elle est alors garante des fondations de l’ensemble, celles qui structurent une construction autant qu’elles lui apportent de la masse. Ne négligeant pas pour autant la souplesse, elle tient également le rôle de bassiste et enroule de la main gauche de longues lignes qui, loin du tapis moelleux, sont des fulgurances, des queues de comète.
C’est à Mike Reed, droit sur son tabouret, de tisser des liens entre tous. Son jeu relève à la fois de la batterie traditionnelle et de la percussion lorsqu’il utilise des cymbales ou des cloches renversées qui lui offrent des timbres plus secs. Il produit ainsi un groove original via un continuum en constante variation. Coloriste dans la pulsation, il est véritablement à l’écoute de chacun. Chacune, en l’occurrence : Hélary, Risser et lui forment un trio complémentaire que le violoncelle de Lonberg-Holm habille de grincements. L’immédiateté de la musique provient certainement de cette configuration : les musiciens se positionnent tous selon leur caractère, mais le groupe fonctionne sans omettre aucune des parties.