HAMID DRAKE / HARRISSON BANKHEAD / BENJAMIN DUBOC / RAMON LOPEZ France-USA.
Une création musicale transatlantique est-elle possible?
Réalisé dans le cadre du réseau d’échanges transatlantiques The Bridge, le concert de ” La Turbine!” associe musiciens français et de Chicago. Ici, deux des contrebassistes et deux des batteurs les plus dynamiques de ces scènes et au-delà. De quoi fournir le combustible et la matière à réflexion sur une vie musicale faite d’échanges sans frontières, sur la créativité, la liberté, et l’improvisation, en musique et ailleurs.
Que signifie cette “créativité” que l’on trouve dans l’expression “creative music” ou “creative musicians” ? Que signifie-t-elle dans et pour la musique ? Et les musiciens en tirent-ils par ailleurs, à partir de leurs expériences d’improvisateurs et sur des formes ouvertes ou étendues de compositions, une intelligence particulière de la créativité dans l’art et dans la vie ?
Ramon Lopez : Ce que je vois, par rapport à l’art en général, et à la vie, c’est exactement la même chose. Il y a un moment pour tout. Quand on démarre avec, en tête, toutes les préoccupations du jazz, on peut choisir ce qui nous apportera le plus de plaisir. Plus on pratique, plus on éprouve cette sensation de liberté, d’échange et de partage. C’est le temps qui nous y conduit naturellement, en jouant, en multipliant les expériences, cela nous amène à mieux comprendre ce que l’on ressent, comment on crée, on improvise – je parle par rapport à mon expérience, bien sûr, moi qui suis très en contact avec les arts plastiques. Comment tu respectes l’autre, comment tu lui donnes la parole, comment tu t’inspires de ce qu’il peut te proposer. L’improvisation devient la vie. Nous nous sommes rencontrés ce matin et nous avons passé la journée ensemble, comme si on se connaissait depuis toujours… On ne se prépare pas, on est tout simplement là. L’improvisation est devenue une façon de communiquer entre musiciens.
Harrison Bankhead : Quand j’étais enfant, j’ai commencé par jouer avec un rouleau de scotch, en l’utilisant comme une corde. Durant l’enfance, on est tellement désinhibé, créatif et ouvert… Avant de se confronter à toutes les compétences techniques. Je pense qu’il y a une conscience collective dans la créativité. On a parfois tendance à tout ramener à soi en pensant « C’est mon cerveau, c’est ma vie », mais notre cerveau est comme celui de l’humanité. Chacun d’entre nous est le monde, à travers sa façon de s’exprimer ou d’écouter. Nous commençons par jouer à l’oreille. J’ai commencé à jouer avec d’autres jeunes gens de mon âge. Car on ne peut s’exprimer seul. On a toujours besoin du rapport à autrui, de ressentir autrui. Comme le font les oiseaux dans le ciel. Vous vous réveillez le matin, vous les entendez chanter, et chaque matin est différent. Si vous écoutez avec attention, vous pouvez également entendre le trafic au loin, les sons de la nature ou de la culture. Ce n’est pas écrit, mais ce n’est pas atonal non plus. Comme à l’instant… vous entendez ? Vous pouvez jouer une note en-dessous ou au-dessus de ça… [Il chante une note]. Mon père est mort quand j’avais sept ans. J’avais déjà pris l’habitude d’écouter ses disques. Je ne pouvais lire les pochettes, car j’étais trop jeune, donc je choisissais en fonction de la couleur : Ray Charles, Aretha Franklin, etc. Jusqu’à ce qu’un jour mon père rentre plus tôt à la maison et m’attrape en train d’écouter ses disques. Il s’est fâché, car il avait dépensé beaucoup d’argent pour acheter cette chaine stéréo et il ne voulait pas que je la lui casse ! Je pense que nous nous écoutons tous, collectivement. C’est difficile d’être créatif par soi-même. C’est comme de se parler à soi-même – on vous prend pour un fou.
Hamid Drake : Je pense que nous venons à la vie avec un talent créatif, car la chose probablement la plus créative qu’il nous est donné d’expérimenter est la naissance elle-même. Pour l’être qui naît et pour l’être qui donne la vie. Il n’y a pas de bonne ou mauvaise créativité, il y a la créativité. Demander comment on développe la créativité est une question piège, car il s’agit presque de demander comment on développe la vie. Puisque chaque chose, dans la nature et dans l’existence, est douée d’une certaine façon du processus que nous appelons créativité. Du monde minéral aux formes de vie aquatique, tout en passant par les différentes espèces d’insectes. C’est impressionnant de les regarder mener leur vie. Et puis, il y a tous les microbes que l’on ne peut voir à l’œil nu et pour lesquels on a besoin de microscopes très évolués. Le processus de création dans le domaine artistique est très spécial, et même si la musique nous semble naturelle, c’est un luxe. Ainsi, alors que je grandissais, mes parents ont dû faire des sacrifices pour que je puisse jouer de la musique. Ils n’avaient pas beaucoup d’argent mais ils m’ont offert une batterie pour que je puisse m’entraîner. Ils devaient être très créatifs pour trouver un moyen de réaliser mon rêve, malgré les factures à payer… J’aime l’art martial chinois. Pour pratiquer ces arts, la première chose à développer dans le processus créatif est la confiance en soi. Sans même aborder encore la confiance en l’autre. Vous apprenez à ressentir votre corps, à vous détendre – ce qui est très difficile (rires) ! Apprendre à se détendre est très créatif ; vous essayez de vous défaire de toutes les tensions que vous pourriez avoir, vous essayez d’apaiser votre esprit. Vous devez apprendre des astuces très créatives pour convaincre votre esprit de s’apaiser, pour qu’il adopte une attitude qui vous permette de vous focaliser sur le mouvement. Avec un peu de pratique, vous vous rendez compte que vous avez réussi à trouver des moyens d’être créatif avec vous-même… Je suis d’accord avec ce qu’Harrison a dit de la folie, mais je considère que ce que nous appelons folie est aussi une forme de créativité. Je ne pense pas que nous sachions tout de la créativité, car même s’il existe certaines règles fondamentales, il s’agit de quelque chose en perpétuelle mutation, de même que notre vie change en permanence. Faire des choses spontanément est quelque chose de très difficile… Et je suis également d’accord avec ce que Brother Ramon a dit sur le fait que, dans ce processus, on développe certaines aptitudes au fur et à mesure. Comme l’idée d’écouter, de faire confiance, de laisser aller, d’avancer sans avoir peur des conséquences. On a un jour demandé à un sage quelle était la meilleure façon de servir les autres êtres humains. Et il a répondu qu’il fallait servir autrui sans jamais rien attendre en retour. Quand nous jouons cette musique ensemble, je dois avoir un certain état d’esprit dans lequel je n’attends pas d’Harrison qu’il me réponde de la façon dont je pense qu’il devrait me répondre. Parce que chacun a son monde et nos mondes sont en orbite et se croisent parfois. Être créatif, c’est comme vivre. Et je pense qu’il y a autant de réponses que d’individualités. La créativité est un processus à la fois très simple et très évolué.
Benjamin Duboc : Si l’on parle de la créativité et de son rapport avec le fait de vivre, cela commence même avant la naissance. Les premiers moments d’extase sont dans notre période intra-utérine. Je passe ma vie à tenter de revivre cette extase-là. Il y a plusieurs moyens : l’amour, les drogues, la musique… J’essaye d’utiliser au mieux la musique. Je joue de la contrebasse, mais mon premier souvenir de son et d’instrument, c’est la première fois que j’ai tapé sur une batterie, dont mon père jouait, en plus de la trompette. Une image interne s’est formée, extraordinairement révélatrice. J’ai encore en mémoire ces premiers moments d’expression sonore… Je n’avais jamais disposé d’un tel pouvoir expressif, je n’avais jamais ressenti un lien aussi fort entre le monde extérieur et mon monde intérieur. Je continue tous les jours à me poser cette question importante : pourquoi fais-je de la musique ? Ce n’est pas acquis. Pour ce qui est des musiques créatives, je ne sais pas s’il y a des musiques non-créatives. LA musique me sert à ce qu’il y ait un lien fort, sensible, entre l’intérieur et l’extérieur. Après, on joue et on passe une vie – agréable pour moi – à rencontrer des musiciens, d’autres artistes, à partager des moments de vie. Évidemment, on a besoin de ressentir l’autonomie de l’autre. C’est difficile d’échanger avec un musicien chez lequel on ne ressentirait pas d’autonomie. C’est comme de parler avec quelqu’un qui dit toujours oui…
L’improvisation, et tout particulièrement le genre d’improvisation que vous pratiquez, est souvent pensée comme un espace de liberté – d’où les appellations “free jazz” ou “free improvisation”. Nous savons pourtant que cette liberté n’est jamais entière ou absolue. Comment concevez-vous alors vos pratiques de la liberté dans des contextes d’improvisation ? Notamment la relation entre liberté individuelle et responsabilité collective.
Benjamin Duboc : Je ne crois pas du tout en cette liberté-là. Avec mon père, j’ai commencé à jouer du New Orleans, du bebop. Je suis entré dans le monde de la musique avec la famille. J’ai toujours eu besoin de repousser les limites qui définissaient ce contexte. Et en repoussant ces limites, je me suis mis à jouer du free jazz, des musiques avec des contraintes que je pensais moindres. Mais c’est quelque chose en quoi je ne crois plus du tout. Les contraintes ne sont pas moindres, elles sont autres. Notre but est de cheminer dans cette forêt de contraintes. Dans les musiques improvisées, les contraintes sociales, celles de notre culture, de nos instruments, de ce que l’on peut entendre, les contraintes physiques, du matériau musical mondial déjà existant, sont toutes là… Le terme « absolu » doit garder un rapport avec ces limites qui nous placent dans un cadre humain, plutôt que de n’être relatif à rien. On ne peut penser, nous êtres humains, que dans un cadre fermé. On ne peut pas passer outre notre matériau perceptif. On a des idées de l’infini, mais ce ne sont que des pensées humaines.
Ramon Lopez : Dans ma famille, personne n’a fait de musique. Je suis autodidacte. Il y a juste un choc de la batterie quand j’avais une douzaine d’années – soit il y a une quarantaine d’années. Aucune réflexion ou histoire familiale, quelque chose de direct s’est produit. Je vois mal comment ne pas être en relation avec le free jazz par rapport à l’instrument. La batterie est née avec le siècle du jazz. Peut-être aurais-je une autre perspective si je jouais du clavecin qui a une autre histoire. Avec la batterie, je suis obligatoirement relié à l’histoire du jazz et au free jazz, l’un de ses moments. Des gens se sont alors mis à faire des choses différentes, à rechercher des choses nouvelles autour des formes, des rythmes, des sons. C’est une révolution incroyable. Je n’ai pas de mots pour décrire ce que j’ai ressenti quand j’ai entendu les grands noms du free jazz. La vie a pris un sens. La liberté n’est jamais ni complète ni absolue. « Absolu » n’est pas un terme qui convient au jazz, à l’improvisation et à la créativité. Quant à la relation entre liberté individuelle et responsabilité collective, je dois dire que je ne m’écoute jamais jouer… J’écoute seulement mes camarades, qui sont en train de créer la musique avec moi. Je ne sais pas ce que je joue, mais je sais, je sens ce qu’ils jouent, eux. Il y a seulement la responsabilité de groupe.
Harrison Bankhead : Je ne sais vraiment pas ce que c’est qu’être libre. Je ne sais pas si je peux vous dire comment être libre. Parce que l’intérieur et l’extérieur sont toujours mêlés. Et la pensée, depuis des millénaires, est devenue tellement mécanique ; notre processus de pensée lui-même est mécanique. Ce n’est pas quelque chose que je vous assène, mais quelque chose que nous devons interroger ensemble. Peut-on vraiment être libre de l’intérieur ? En musique, nous correspondons avec des notes. La musique elle-même, à mon avis – et on a toujours besoin d’opinions, pas de conclusions, car avec une conclusion, on n’est plus libre… Je ne sais pas si « liberté » est le mot juste pour tout ça. Nous avons besoin de pensées, car nous avons besoin de techniques pour aller d’un endroit à un autre. Mais la pensée peut-elle être une part de la créativité réelle ? Et qu’est-ce que la pensée ? Peut-on être libre de toutes les expériences, les héritages, la peur, le bonheur que nous avons intégrés au fil des millénaires ? La créativité ne peut être poursuivie : elle apparait d’elle-même. Le free jazz a été défini par nos grands-parents en musique comme une autre manière de traiter les accords et l’harmonie, en dehors des standards. Ce que m’a montré la pratique du chi gong, c’est de développer de nouvelles relations avec les forces, en les laissant être ce qu’elles sont. J’ai fait, lors d’un festival à Poznan, en Pologne, l’expérience d’utiliser, humblement, l’intelligence de quelqu’un d’autre, au lieu de m’imposer à lui. De la même sorte que l’eau contourne les obstacles ou épouse les formes du relief. Tout ce que nous produisons est le produit de notre intériorité, qui a été développée depuis des millénaires, et dont il est très difficile de se libérer.
Si la créativité vient de la naissance, comment affecte-t-elle votre art ? La créativité d’un enfant conserve une part d’innocence : comment retrouvez–vous cette innocence ?
Hamid Drake : Les propos d’Harrison peuvent en partie répondre à votre question. C’est comme dans une relation qui se termine. Nous savions peut-être depuis longtemps que nous allions rompre, mais nous avions malgré tout peur de mettre un terme à la relation. Puis quelque chose de dramatique se produit, nous mettant face à la réalité. On doit se soumettre au processus du changement, qui se produira de toute façon.
Michael Dawson : Nous évoquions plus tôt le fabuleux dramaturge et poète Amiri Baraka, qui a commencé sa carrière comme un poète beat dans le Village, et à San Francisco. Il a su utiliser les tensions raciales présentes dans les États-Unis des années soixante pour donner une vision créative de quelque chose de différent. Dans son cas, il ne s’agissait pas d’innocence…
Ramon Lopez : L’innocence de l’enfance est quelque chose d’extraordinaire, mais il faut aussi être en phase avec qui l’on est réellement. J’ai 52 ans. Je suis d’origine espagnole. Je suis arrivé en France il y a trente ans. On doit jouer qui l’on est au moment où l’on joue. Pour que la musique fonctionne, il faut ne pas se mentir, ne pas mentir aux autres.
Benjamin Duboc : Pour être ce que l’on est, il faut accepter sa part d’enfance. Un adulte est aussi un enfant qui a mémorisé son expérience. On garde en nous une part de notre enfance. Puis on échange un moment dans l’improvisation. Ce qui nous plaît, est le fait même d’échanger. C’est un échange très politique : on fabrique des microsociétés dans lesquelles on se met volontairement en jeu, et on échange avec le son qui a une portée autrement poétique que les mots. La politique est cette réflexion : comment vit-on ensemble ? Il y a une prise de conscience assez claire du fait que l’on est des êtres très différents, très singuliers. J’ai du mal à supporter la critique de l’individualisme : l’acception de l’individu est la base de tout.
Harrison Bankhead : On prend tellement de plaisir à jouer cette musique ! C’est tellement plaisant d’être devant des gens qui prennent plaisir… Vous vous réveillez le matin et vous voulez toucher votre instrument. J’ai eu un autre emploi pendant trente-sept ans, mais la musique est un tel plaisir ! Comme voir les musiciens se souriant les uns aux autres sur scène. En jouant, vous pouvez tout oublier. Tout est là pour moi : je prends un plaisir fou à jouer cette musique.