Ils ont commencé à envisager les choses ainsi : comme la création en musique d’un champ magnétique. Quatre As et une Dame, évidemment, et toutes les combinaisons de l’inimaginable, tous les équilibres, tous les déséquilibres.
D’abord entre un poète à la conscience écarquillée (Marvin Tate), un hallucinant sonneur de cornemuse (Erwan Keravec), un saxophoniste à la diable (Gerrit Hatcher), et deux violoncellistes en embuscade (Gaspar Claus & Lia Kohl), en chiffonnade. Chacun et chacune ayant veillé à s’enraciner dans un territoire ou une histoire (du franc-parler du ghetto de Chicago à tous les vents de la Bretagne, du jazz à la pop ou à l’impro, du moment que s’ouvrent des chemins de traverse), tout en restant libre de ses mouvements, de tout reprendre à zéro et à l’infini. Chacune et chacun ne voyant ou n’entendant les choses qu’à sa généreuse manière, tirant dans sa direction tout en étant attiré par les directions que découvrent les quatre autres. Pentacle.
Non seulement une instrumentation hétérodoxe, et même inouïe, mais surtout une manière de faire dire autre chose à une matière sonore d’une incroyable densité, d’une incroyable ductilité. Car ça ne s’arrête pas là, jamais, ça n’est pas qu’une affaire d’instrumentation, aussi fantasmagorique soit-elle, et celle-ci l’est assurément : c’est une affaire de personnalités, de sensibilités et de stratégies. Négocier les virages, la proximité et la distance, négocier les croisées et les intersections que The Bridge continue de favoriser avec ce troisième ensemble d’un second cycle.
31 octobre, Connect Gallery. Ce sont les retrouvailles pour Marvin Tate, Erwan Keravec, Lia Kohl, Gaspar Claus et Gerrit Hatcher – deux ans et quelque après, et une pandémie. Le quintette a d’ailleurs pris pour nom Temple of Enthusiasm, sur les fonds baptismaux d’une planète en folie. Pas de raison d’abonder dans le sens de la fin du monde: il reste un autre monde à inventer à chaque instant. C’est ce que disent les images et les mots d’Arthur Wright aux murs de la galerie.
2 novembre, Constellation. Premier concert après les retrouvailles et la fête des morts, Día de los Muertos ou Sahmain, et pour la sortie du disque qui porte bien son nom, Missing Stairs. On sait bien qu’une salle de concert est toujours un temple quelque part, et que des escaliers manquants, des portes dérobées, des passages secrets ou souterrains nous attendent dans la musique qui s’improvise, qui livre passage. Gerrit, Lia, Marvin, Gaspar et Erwan ne s’en privent pas, ne nous privent de rien.
3 novembre, Epiphany Hall. Grâce aux alliés de Fulcrum Point New Music Project, des enthousiastes, des membres du culte dionysiaque plus connu sous le nom de Temple of Enthusiasm, au cours du premier quart du 21ème siècle, se mélangent à plusieurs improvisatrices et improvisateurs venus d’ici, de Chicago: Angelo Hart au piano, Carmina Edwards à la contrebasse, Christian Dilligham à la contrebasse, Chad McCullough à la trompette. L’enthousiasme est communicatif (c’est euphorique ce qui se passe dans l’ancienne église), et il est dubitatif parfois. Sur quelles bases se fait l’’improvisation collective, l’art de la conversation, l’art de la rencontre? A-t-elle des bases, des pieds, des espions partout? A quoi la reconnaît-on? Doit-elle être reconnaissable?
4 novembre, Logan Center for the Arts. Implacables, imprescriptibles, les 5 reprennent leurs récits en roue libre, racontent leurs histoires à dormir debout, leurs histoires enclenchées dans toutes les histoires, enchevêtrées et finalement allongées comme le lissage des plumes chez les oiseaux, chez l’oiseau-tonnerre par exemple, le lissage des tonnerres et des éclairs.
5 novembre, Corbett vs. Dempsey. Pas de côté pour le seul Erwan Keravec, plusieurs pas de côté, de parade imaginaire, stratifiant les sons et convoquant les résonances, les échos, les auras, sous les yeux et les boutons en spirale des oeuvres de Ray Johnson. Silent Dog Whistle Enclosed for the Invisible Man: on ne pouvait pas rêver mieux, ça se voit.
5 novembre, Madison. Au North Street Cabaret, grâce aux bonnes grâces de BlueStem Jazz, Temple of Enthusiasm se rassemble, rassemble ses esprits, et pas que les siens, disperse ses esprits aussi. Ça tourbillonne dans la pièce et tout autour, comme dans un ciel étoilé de Vincent van Gogh. Voilà, ça serait ça. Des courts-circuits dans la Voie lactée.
6 novembre, Milwaukee. Temple of Enthusiasm in the Land of Plenty. Les étendards imaginaires de territoires imaginaires, les cartographies imaginaires qui révèlent ces territoires à eux-mêmes. C’était écrit, rien ne l’est. Il est vrai que, de la corne d’abondance (non seulement la cornemuse, mais le saxophone ténor, les violoncelles, la voix, tous les démons) à la terre d’abondance, il n’y a que ce pas de côté, dans le vide, dans l’inconnu du bien commun à venir.
7 novembre, Elastic. Le lundi soir, c’est l’Anagram Series, on tente d’autres expériences. Erwan Keravec se retrouve avec Steve Berry et Will Faber pour donner le vertige, la sensation et la certitude du vertige; Gaspar Claus avec Fred Jackson Jr., Jason Roebke et Tim Daisy, mais aussi une autre visiteuse de France, Sakina Abdou, pour vaporiser rythmes et mélodies, pour appréhender.
8 novembre, Doug Fogelson Studio. Dans le loft ou la chambre aux trésors, Sakina Abdou commence seule et tonitruante, dragon sur son trésor. Avant de rejoindre Temple of Enthusiasm pour sidérer de sombres et riches couleurs, comme des agates de sons et de mots, le parterre d’amis et de voisins.
8 et 9 novembre. Temple of Enthusiasm dans le Temple ESS enregistrent : une partie d’un cadavre musical exquis avec tous les ensembles de The Bridge du deuxième cycle, une partie d’une expérimentation basée sur les archives de Sun Ra (toujours en creusant avec Le Sony’r Ra , qui a probablement prédit Temple of Enthusiasm).
9 novembre, The Whistler. Le mercredi soir, c’est la Relax Attack Jazz Series, on tente (encore) d’autres expériences. Erwan Keravec se retrouve avec Keefe Jackson, Marcus Evans, Carlos Pride, Coco Elysses et Jason Stein, pour densifier et densifier une lave sonore qui enflamme tout sur son passage; Gaspar Claus avec Sakina Abdou, Jason Stein, Nick Macri et Dan Bitney pour dispenser et dilapider des largesses, dérégler les horloges. Mille et un musiciens sont dans la salle et dans la cour et Marvin Tate ne résistera pas à l’envie de monter sur scène pour proférer ses quatre vérités. Tout est rougeoyant.
10 novembre, Elastic. Pour l’Improvised Music Series, Sakina Abdou et Molly Jones ouvrent le bal des ardents. Deux saxophones dans la forge, deux soufflets implacables. Puis Temple of Enthusiasm reprend ses divagations, emplies de sagesse, aussi déconcertantes que concentrées.
12 novembre, ProMusica. Dernier concert pour Gerrit Hatcher le tempêtueux, Lia Kohl la funambule, Marvin Tate le devin, Gaspar Claus le prestidigitateur et Erwan Keravec le magnétique. T.O.E., comme on les appelle aussi, oscille entre le rituel et l’expérimental.. Ils n’y vont pas par quatre chemins, ils forment une seule liasse de destinations fantastiques.
13 novembre, Diasporal Rhythms. Gaspar Claus accompagne Sakina Abdou qui rencontre ses deux partenaires chicagoanes du prochain Bridge, en janvier et février 2023: Coco Elysses au didley-bow et Ugochi Nwaogwugwu au talking drum et au chant. C’est l’heure des bardes et des embardées, du blues dominical qui se réinvente.
13 novembre, Hungry Brain. Derniers regroupements. L’un est très serré, joue au plus serré, se constitue en trame, en maillage, d’un bout à l’autre d’une improvisation presque narrative, avec Gaspar Claus, Sakina Abdou, Josh Berman, Jason Roebke et Mike Reed. L’autre est scindé, avec de lents mouvements de fond et d’éclatantes avancées, entre Lia Kohl, Lou Mallozzi, Joshua Abrams, Jeb Bishop et Erwan Keravec. Tous les tours sont joués.