Depuis trois ans que The Bridge, réseau transatlantique pour le jazz et les musiques créatives, met en relation improvisateurs d’ici et de là-bas, de France et des États-Unis, on n’a peut-être pas trouvé meilleure description de la nécessité de ces échanges que chez Joe McPhee : « On s’engage dans des conversations à plusieurs niveaux, on apprend les uns des autres, les uns sur les autres, sur nos expériences du monde, sur nos propres histoires et nos passés, nos familles et comment nous en sommes arrivés là, à cet endroit, à ce moment précis. Alors c’est plus que de la route, mais une épopée… C’est le genre de choses, je crois, qu’il faut développer dans le monde en général : nous sommes très différents sous bien des rapports, mais nous ne sommes pas séparés. »
En l’occurrence, il y a de l’historique (et du légendaire) dans un “Dream Band” qui pour une fois mérite cet effronté qualificatif. En 1996, Daunik Lazro avait constitué avec Joe McPhee, compagnon de route dès le début de la décennie, le quintette Dourou, déjà complété par deux contrebassistes et un batteur. Entre eux et avec d’autres, il y eut d’enfiévrées souffleries en présence d’Evan Parker et d’André Jaume, d’échevelés encordages en présence de Raymond Boni et de Claude Tchamitchian. « Ce Bridge nous fait traverser 20 années (lumières), rapporte Lazro, pour approfondir notre aventure sonique », avec cette fois-ci les contrebassistes-conteurs que sont Joshua Abrams et Guillaume Séguron. L’un et l’autre partagent le même amour pour les formes hypnotiques comme pour les formes incertaines de la musique. Abrams dans toutes ses collaborations chicagoanes (avec Nicole Mitchell, David Boykin, Mike Reed ou Jeff Parker…), et lorsqu’il descend dans le cratère des musiques rêveuses avec Town & Country, ou lorsqu’il grimpe sur le versant des musiques éveilleuses avec Natural Information Society. Beau comme la rencontre d’El Mâalem Mahmoud Guinia et de Morton Feldman sur la contrebasse de Fred Hopkins… Séguron, précipité dans la nue par Jean-François Jenny-Clark, en bourlinguant auprès d’Anthony Ortega ou de Lionel Garcin, de Régis Huby ou de Matt Maneri, de Gerry Hemingway ou de Denis Fournier, mais aussi et surtout en questionnant inlassablement ses sources, qu’elles soient musicales et multiples, ou qu’elles soient d’ailleurs (la mémoire des Républicains espagnols, la littérature de Jorge Luis Borges, la peinture de Robert Motherwell, les photographies de Shim, de Taro ou de Capa…). Joshua Abrams et Chad Taylor, qui alternent contrebasse et batterie avec guembri et mbira, se sont rencontrés lors des jam-sessions du dimanche soir, au Velvet Lounge de Fred Anderson, à Chicago. Ils y formèrent même un trio avec Matana Roberts, avant que le batteur ne parte pour New York où son crible de rythmes cliquetants et voltigeurs a fourni une horlogerie de fulgurances et de papillonnements aux formations de Cooper-Moore, de Jemeel Moondoc ou de Marc Ribot, parallèlement au Chicago Underground dont il règle toujours les mouvements avec Rob Mazurek.
Si on ne sait jamais à quel instrument s’attendre avec Joe McPhee (trompette de poche ? trombone à pistons ? clarinette alto ? saxophone, et lequel ?), la grande nouveauté est que, depuis leurs précédents échanges, l’acéré Lazro, l’intraitable Lazro a délaissé l’alto pour le ténor, outre le baryton. Doit-on encore présenter les parcours de ces deux instrumentistes à voix, leurs saxophones (et apparentés) foudroyés et foudroyants ? McPhee a bel et bien trempé son ténor chargé de corps et d’oracles dans l’encrier de la voix. Quand il ameublit son phrasé, comprime ses timbres, quand il s’éboule ou se blottit dans un cri, dans un spasme, faisant parfois libation d’une ballade, voire d’un spiritual, c’est pour atteindre cette région du cœur où matière et esprit se rejoignent. Vraie soul music. Chez Lazro aussi, écorchant une sonorité qu’il sait faire grêle ou râpeuse, se tient un chant profond, davantage protégé que menacé par cette grammaire de craquements et de sifflements dans laquelle passe, comme en un couloir d’avalanche, la réalité indélébile de l’homme noir et blanc. L’un et l’autre ne peuvent s’entendre que dans l’infatigable mobilité de leurs télescopages, dans l’éventail de leurs voix. Dans la mine des sons, où la musique est une veine, les saxophones (et apparentés) chargent ce que les contrebasses extraient. Les contrebasses effritent ce que malaxent les saxophones et le reversent dans la corbeille des rythmes, tressage de cymbales cillées et de peaux haletantes. Pour celles et ceux qui en douteraient, Joe McPhee rappelle : « Quelqu’un m’a fait la description suivante du musicien : « D’où cela vient-il ? De l’idée de faire de la magie avec les muses. » Ce qui embrasse assez justement ce que nous considérons être la musique. ». Et pour cela, rapporte encore Lazro, « la méthode n’a pas changé (puisqu’elle a fourni de beaux fruits) : c’est par l’improvisation ouverte que la musique advient, accueillant le lyrisme autant que l’abstraction, la pulsation qui peut avoisiner le silence, l’expressionnisme et le rêve. » Dream Band, décidément.
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