The Bridge #2.8 | Janvier 2024, France

On a déjà vu ça cent fois et chaque fois on n’avait jamais vu ça. Deux saxophones (et d’autres choses) de chaque côté, piliers en flammes forcément, la charpente d’une contrebasse et toutes les terrasses de la batterie. Ou inversement, la maison est à l’envers, où et quand Hunter Diamond, Florian Nastorg, Yoram Rosilio et Mikel Patrick Avery décident de faire les choses autrement. « Ce qui est sûr pour moi, raconte Nastorg, c’est que, quoi que je prévoie ou que j’attende, la musique peut être autre chose. Dans les contextes d’improvisation, chaque fois que je m’attendais à ce qu’une musique prenne telle ou telle direction, elle en a toujours prise une autre. Et cette autre voie a toujours été la bonne. La musique décide, nous la jouons. Comme si nous étions les outils qui permettent de l’écouter. » Elle peut décider par exemple d’être construite comme une maison avec des fenêtres partout, des lucarnes, des hublots, des soupiraux. Et les musiciens pratiquent des ouvertures, des embrasures partout, chacune montrant un extérieur différent. « Une partie de ma pratique créative actuelle consiste à improviser sur des sites spécifiques, confie d’ailleurs Diamond – je crois beaucoup à la capacité d’un espace à influencer l’énergie d’une performance. Je m’attends ainsi à ce que nous atteignions une sensibilité collective au contact des espaces dans lesquels nous jouerons, à ce que le développement de notre son de groupe soit redevable au caractère de ces espaces. J’ai passé très peu de temps en France, et j’espère non seulement que mon manque d’association avec les lieux que nous visiterons insufflera de la fraîcheur à mon jeu, mais qu’il fournira une lentille objective et renouvelée à travers laquelle Florian, Yoram et Mikel s’engageront. » Au sujet des lentilles… Les idées de Diamond, comme celles d’Avery, ont été très influencées par la culture de la musique improvisée à Chicago : rejet des frontières rigides entre les genres, approche ou ascension de la musique par toutes ses faces à la fois. Parce qu’il y a cette « confiance dans l’impalpable magie qui peut exister entre des êtres vivants et sensibles, que de son côté connaît très bien Rosilio, dotés de la capacité d’extérioriser et de matérialiser de petits mystères chimiques et électriques, ceux-ci pouvant être reçus et pris en compte par d’autres êtres vivants et sensibles, et y trouver un sens, un écho, une résonance, une réponse, une ombre, un contraste, un rebond, un écrasement, un engloutissement, une disparition, un écrasement, une explosion... » Une fraternité naissante lors d’un voyage épique. On n’a encore rien vu. 

Mardi 16 janvier, Lyon. À peine descendus de l’avion, du train, du camion, à peine sortis du givre et du brouillard, Hunter Diamond, Florian Nastorg, Yoram Rosilio et Mikel Patrick Avery prennent d’assaut la scène du Périscope, découvrent pour la première fois le son de leur ensemble, l’ensemble de leurs sons — et tentent un jeu de chaises musicales (le temps des balances). Le soir venu, ils commencent à remplir le parchemin de leur fortune. De bruissements en exclamations, on pénètre dans l’antre de la bête, on côtoie les habitants de la canopée. Coup de semonce puis feu à volonté pour le bouquet final. Ces quatre-là ont des idées derrière la tête.

Mercredi 17 janvier, de Lyon à Luzillé. La route est parfois longue et impose des arrêts. Le premier à Clermont-Ferrand, pour une découverte de la gastronomie auvergnate et de l’architecture en pierres noires. Le deuxième à la Cappozzone, où le maître et la maîtresse des lieux ouvrent les portes de leur demeure le temps d’une soirée, le temps d’invoquer Dizzy Gillespie, Mars Williams et Karaoke Cowboy. Le temps aussi d’un impromptu, d’un duo bugle et contrebasse.

Jeudi 18 janvier, Brest. À la pointe du monde, c’est-à-dire sur les Plages Magnétiques et au Cabaret Vauban, les quatre (2.8) sont en errance. D’abord, ils font s’ébranler les roches dans le lit d’une tumultueuse rivière. Ils sont le courant, ils sont les éclats. Puis, échoués sur la rive, sortis des remous, ils offrent une caresse, une tendre balade, un songe. Pour conclure sur un aveu : celui d’avoir oublié le temps.

Vendredi 19 janvier, Brest encore. Ce n’était pas prévu, mais cela tombait à pic. Pas de scène, juste un coin de bar et de paradis, le Triskell, sur un coin de rue, place Guérin. Hunter Diamond, Florian Nastorg, Yoram Rosilio et Mikel Patrick Avery font swinguer une nuée bigarrée d’habitués et d’égarés, heureux de se serrer et de se pousser dans la salle étroite. Tous les feux des phares sont éteints ou allumés. On siffle, on rit, on crie, on exulte. On raconte que ce raffut attira une mouette qui, dans son élan, vint transpercer le mur.

Dimanche 21 janvier, Albi. Dedans le Conservatoire des Arts Rafraîchissants, au Frigo, au secret, à la lumière, ils jouent la musique de l’attente, la musique des loups filmés au radar infrarouge, car indépendamment de ce qui arrive, n’arrive pas, c’est l’attente qui est magnifique. Dix ou mille orages qui ne se sont pas déclenchés sont devenus ces loups au loin, ces loups dedans.

Lundi 22 octobre, Toulouse. La cité médiévale de Cordes-sur-Ciel s’étant vidée de ses habitants, nous l’envahissons. Puis nous passons dans la ville rose où les choses ne se compliquent pas : tout coule de source au Théâtre du Grand Rond entre Hunter Diamond (saxophone ténor, îles au trésor, paradis perdus), Florian Nastorg (saxophone baryton, robots et jouets mécaniques, pitons rocheux), Yoram Rosilio (contrebasse, grains de sable dans la machine, scorpions) et Mikel Patrick Avery, l’homme décisif qui savait tout enclencher ou déclencher au quart de tour. Un Pavé dans le Jazz.

Mardi 23 janvier, Penne-d’Agenais. C’est dans une « spacieuse chartreuse » que Hunter Diamond, Florian Nastorg, Yoram Rosilio et Mikel Patrick Avery entamèrent leur seconde semaine, en bonne compagnie : Sébastien « Bakus » Bacquias en second contrebassiste. Pour accéder à La Carlane, il fallait passer sous un dôme d’argent six mois plus tôt et pour la vie, construire Maison Possible en distillant du sirop de safran, etc. Toute une histoire. Premier set près de la cheminée : uniquement des duos, celui qui arrive en chasse un autre. Deuxième set dans la grange : ces réverbérations s’agglomèrent et le jeune Luis, douze ans, sort à son tour d’une boîte à malices ou d’une boîte de Pandore, avec son saxophone alto, pour qu’ils arrivent à un nombre pair. On passe dans un Autre Monde.

Jeudi 25 janvier, Bayonne. Ce bistrot-là, près d’un pont pareillement nommé, où Bastringue prend souvent ses quartiers d’hiver, était fait pour recevoir quelque chose comme l’Esprit Saint : immanquablement, une flamme de feu atterrit sur toutes les têtes dès que les quatre musiciens et leur nouvel invité pour deux jours, Aymeric Avice à la trompette, eurent satisfait au culte dionysiaque : jouer de tout ce qui est vaste, erratique, insaisissable, sensitif, inspiré, fougueux et immuable. Même quand cela exige de faire subir un traitement aylérien à la Peña Baiona. Il faut dire qu’on avait fait le tour des cages d’escalier derrière les façades de la ville et construit un ou deux temples imaginaires face aux rouleaux de l’océan. Ceci explique cela.

Vendredi 26 janvier, Simorre. Toujours avec Aymeric Avice, mais au Bouche à Oreille, espace ouvert dans un village ouvert, lieu dans un lieu dans un lieu, où ça s’active et prend son temps aussi, The Bridge #2.8 (pour l’instant) grimpe sur le ring ou dans le bocal de la scène et, tournant comme cinq poissons-lanternes, cercle après cercle après cercle, le transforme en boule de cristal. Djalāl ad-Dīn Muḥammad Balkhi ou Rûmî ou Ǧalāl al-Dīn Rūmī était même de la partie, déclamé par Hunter.

Samedi 27 janvier, Vitrolles. Il aura fallu dix heures pour rejoindre le moulin de Charlie Jazz, puisque les agriculteurs, en butte au type d’agriculture que leur a imposée la « Grande Distribution », avec ses modes d’exploitation au sens propre et au sens figuré, ont commencé à bloquer les routes, les voies, les accès. Rien ne passe ou presque mais tout se passe très bien, tout le monde se salue et se soutient, et Hunter Lucy in the Sky with Diamonds, Florian Nastoragesec, Yoram Rosilio le clair lascar, Mikel Saint Patrick was not a Saint but a Druid Avery révisent leurs traits d’esprit, lustrent leurs cordes vocales (William DeVaughn chante bien « with a gangsta lean » sur Be Thankful for What You Got). Ils feront pareils dans le moulin. Ils feront une fête des fous, avec inversion des rôles et provocations révolutionnaires, langueurs ellingtoniennes aussi.

Dimanche 28 janvier, Germigny-L’Exempt. C’est comme si Luis, l’apparition dans l’ancienne grange de la Chartreuse, l’intrépide saxophoniste de 12 ans, avait préparé le terrain pour l’ancienne grange du Luisant. Mais là, naguère, il y avait des fusées et des mortiers, tout l’outillage des artificiers qui vivent à côté et qui maintenant ouvrent leurs portes aux improvisateurs, à ceux-là précisément qui pratiquent cet art avec une forme de minutie et mille formes d’abandon. Demain on ira voir un pont-canal et le Bec d’Allier, là où l’Allier et la Loire se rejoignent. Deux ou quatre rivières sauvages avec des saxophones, une contrebasse et une batterie.

Mardi 30 janvier, Nantes. Imaginez deux arcs narratifs en sens inverse l’un de l’autre, sans qu’il y ait jamais de contre-sens. Imaginez que vous suiviez le concert en deux sets depuis le début et ses plaines à très progressive érosion fluviale, et depuis la fin et son cirque volcanique aux reliefs ciselés. Imaginez que vous soyez au Pannonica, à l’intersection de ce que Hunter Diamond, Florian Nastorg, Yoram Rosilio et Mikel Patrick Avery trouvèrent à y explorer et à y faire découvrir.

Mercredi 31 janvier, Pantin. Pour l’ultime concert de cette toute première tournée, à La Dynamo, il fallut passer derrière la cascade et les flots de Frisbee Shop, le quintette débridé qui ouvrait la soirée. Feindre de se brider et de se briser, effacer l’ardoise des sons, plisser longuement le silence, ne garder que les stigmates du son rouge comme du safran. Accéder à la chambre secrète.

Et il y eut toutes les rencontres en marge de. Pleine marge. Plein cœur. Dès le 19 janvier, lorsque l’équipage se scinda : Mikel Patrick Avery et Yoram Rosilio en expédition au Lycée Fénelon de Brest, Hunter Diamond et Florian Nastorg en expédition au Collège du Château à Morlaix. Devant leurs jeunes élèves, les quatre aventuriers livrent leurs visions. De la musique improvisée comme art de la conversation, propose Hunter. Que la musique soit comme un ballon qui s’élève et circule entre vous, suggère Mikel aux musiciens lycéens. Il n’y a pas d’erreurs, que des opportunités de prendre de nouvelles directions, conseille Florian. Cela se vérifiera en fin de tournée, avec les élèves du Cycle spécialisé jazz et des Classes préparatoires à l’enseignement supérieur, au Conservatoire à rayonnement régional (CRR) de Paris, ou avec les étudiantes et étudiants de la Licence Musicologie du Département de Musique de l’Université Paris 8 | Vincennes – Saint Denis. Mais encore avec une chanteuse venue d’Ukraine ou une chanteuse venue du Kurdistan, à l’Atelier des Artistes en Exil (aa-e) à Paris. Pour improviser (sur) la liberté et l’amour, comme dans la chanson et comme d’habitude.