Morphose [TB#2.4] | Septembre – octobre 2024, France

Morgane Carnet — saxophones alto & baryton
Jozef Dumoulin — claviers, effets
Fanny Lasfargues — basse électro-acoustique, effets
Damon Locks — électronique, voix
Macie Stewart — violon, chant

Comme une formation asymétrique, où l’apparent déséquilibre instrumental révélerait d’autres équilibres, plus fragiles et plus aventureux. Ces cinq esprits libres, qui n’avaient jamais joué ensemble avant de se rencontrer à Chicago en avril 2022, se sont rassemblés autour d’un impératif : la volonté d’explorer un territoire musical saturé d’ondes et d’ombres, hic et nunc, là maintenant tout de suite. Soit l’un des poètes et plasticiens les plus renommés de Chicago, et donc musicien à ses très riches heures perdues, avec une violoniste affranchie de tout. Et parmi la longue nouvelle vague venue de France : une saxophoniste sismique et sinueuse, une bassiste rocailleuse et irrévérencieuse, un bouilleur de claviers réellement imprévisible. L’art de l’improvisation dans son sens le moins strict, comme un une cartographie du sensible.

Samedi 28 septembre, Dijon. Le monde entier en parle ce soir ou ce matin. La série de métamorphoses constatée pour la première fois en avril 2022 aux abords du lac Michigan s’est poursuivie ce weekend dans la préfecture du département de la Côte-d’Or. Parfois un brouillard mystique peut se transformer en brouillard batailleur qui se transperce et se déchire sur de fascinants fonds marins en plein air, en pleine nuit. À La Vapeur, comme par hasard, le festival qui accueille Morgane Carnet, Jozef Dumoulin, Fanny Lasfargues, Damon Locks et Macie Stewart, alias Morphose, ne s’appelle pas Tribu pour rien.

Dimanche 29 septembre, Quetigny. À La Parenthèse, médiathèque réquisitionnée par (la) Tribu un dimanche près de Dijon, Fanny Lasfargues et Damon Locks en duo ont été rebaptisés Black Music & Bass Power. Le fait est que Stokely Carmichael n’est pas loin, dans le grand tumulte de voix où pioche l’un, dans le grand vacarme de voix que caramélise l’autre. Ainsi, leur procession se finit en torsions d’écorces de sens et de résines de sons.

Mardi 1er octobre, Lyon. Aux commandes du vaisseau spatial curieusement appelé le Périscope, les cinq explorateurs tentent d’établir une nouvelle forme de communication extraterrestre avec leurs incantations secrètes et leur sonorités cosmiques. Le déluge de voix, de bourdonnements et de saturations explose puis se tarit dans un atterrissage en douceur sur une planète Terre nouvellement (méta)morphosée. Le public en redemande, le groupe offre donc une dernière promenade sous les astres.

Mercredi 2 octobre, Nîmes. Dans l’intimité contagieuse du Petit Théâtre, à l’ombre des arbres de la Placette et de son histoire, une pièce se joue pour les oreilles enthousiastes d’une petite foule ramassée sur les banquettes bigarrées. Vers la Placette, convergent huit rues — huit vents — par lesquelles déambulent depuis des siècles artisans, ouvriers, marchands et révolutionnaires. Sur la scène de son Théâtre, entrent et sortent huit façonnières et façonniers. Morphose accueille Robin Fincker (saxophone ténor et clarinette), Bernard Santacruz (contrebasse) et Samuel Silvant (batterie) pour chanter l’envergure du monde et les aventures des passagers du vent.

Jeudi 3 octobre, Avignon. L’univers est vaste et donc rempli de monolithes (d’un ratio très précis de 1 : 4 : 9 (12 : 22 : 32). Il y en a un en ce moment même, par exemple, dans le dos du Palais des Papes, dans la pièce de l’AJMI, au premier étage, et Morphose tourne autour. Tourne longtemps, avant que son invitée du soir, Blanche Lafuente à la batterie, ne fasse tourner quelques clefs invisibles dans d’invisibles serrures. Une mélodie aussi est une énigme, hantée de nombreuses voix d’ici et de maintenant, ou d’antan et d’ailleurs. Et les improvisations électro-acoustiques de Morphose sont parfois comme des nuages d’une claire fumée au-dessus d’une claire fontaine.

Vendredi 4 octobre, Simorre. Les créateurs et les coopérateurs du Bistrot Culturel du Bouche à Oreille, qui nous reçoivent ce soir dans le Gers, se sont notamment inspirés des idées de l’activiste de Chicago Saul Alinski en matière de community organizing. Et c’est un peu comme dans la musique de création et de coopération qui se fait en improvisant à plusieurs, ce soir qui plus est avec le renfort d’Aymeric Avice à la trompette et aux remous. Musique qui s’avance, musique qui s’évanouit.

À Flavigny ou au Beaucet, dehors ou dedans, sur les scènes, dans les cryptes dans les clairières, entre les arbres et les colonnes, puisque les vivants piliers laissent toujours sortir de confuses paroles, les mages de Morphose (et même Jozef D., celui qui sait disparaître), sèment et cultivent les mystères. Comme de bien bons bonbons depuis 1591.

Mardi 8 octobre, Pantin. En seconde semaine, et ce sera celle de toutes les visitations, mais en sens inverse. Par exemple, ça l’était déjà la semaine passée, lorsque Morphose alla visiter la fabrique de bonbons sise dans l’ancienne abbaye bénédictine de Flavigny-sur-Ozerain. Sauf que ce soir, à La Dynamo de Banlieues Bleues, ancienne fabrique de toiles de jute, ça se terminera avec Mike Ladd, le guide du groupe à Flavigny. Et ça ne se terminera pas comme ça, pour Morgane Carnet, Jozef Dumoulin, Fanny Lasfargues, Damon Locks et Macie Stewart, de leurs belles pantomimes à leurs grands plongeons, jusqu’à la plus profonde des profondeurs d’immersion, ça ne se terminera pas sans en être passé par quelques barrières de corail et quelques villes englouties. Comme une graine d’anis patiemment enveloppée de fines couches et de piquants de sons.

Mercredi 9 octobre, Nantes. Il aura fallu se frayer un chemin à travers l’épais rideau de pluie pour parvenir jusqu’au refuge pour contrebandiers du monde musical qu’est le Pannonica. Une fois à l’abri, Morphose a mis le contact de son abyssale machinerie sous-marine pour déjouer le déluge tombé sur la ville à coup de gros bouillons et de grandes évaporations (dont le haut poumon, comme on dit haut fourneau, d’une veuze un instant dans les mains de Florent Wattelier). Jusqu’à finir en errance sous un ciel aussi dégagé que les rues rincées par les flots.

Jeudi 10 octobre, Nantes. Au jour suivant, Damon Locks et Fanny Lasfargues, vêtus de leurs plus beaux habits de lumière, de bandes lumineuses, mènent cette fois-ci une mission en duo. La radio enchantée de Damon répercute des mots-grésillements : « musiciens…jazz…vivre…leur temps ». Qu’à celle ne tienne : du temps ils feront abstraction pour explorer l’espace. Fanny fouille la terre de ses pédales pendant que Damon embrasse les airs. Cette dernière danse au Pannonica prend les allures d’un ballet de comètes qui ne fileraient plus droit.

Vendredi 11 octobre, Tours. Ils savent si bien y faire à présent, au Petit faucheux, ils sont chimistes de l’acoustique et de l’électronique notamment, chimistes supersoniques. Imaginez par exemple qu’on ait allumé cinq radios simultanément, sur différentes fréquences, ou en passant son temps à changer de fréquence comme le fait Damon Locks. Sans trouver le canal, en trouvant le canal, le bassin où baignent tous les sons et tous les bruits. C’est alors que tombent du ciel Jean-Luc Cappozzo à la trompette et au bugle (et à la flûte en roseau), et Léa Ciechelski au saxophone alto. Effet choral garanti : Morphose sort de l’eau et se transforme en rose des vents et des sables.

Samedi 12 octobre, Poitiers. Morphose, sans invité cette fois-ci, est au programme des troisièmes Baïnes, le cycle d’événements grâce auxquels Jazz à Poitiers s’est tenu sur la brèche des musiques ouvertes, même en cette époque de coupures et de clôtures. Ça se trouve, au Confort Moderne et au début de l’automne, la musique est comme la résurgence d’une rivière regagnant son lit asséché. Elle recouvre progressivement l’étendue d’un espace qui existe entre les cinq musiciens et au-delà d’eux-mêmes. Peut-être même jusqu’à 22, Little Red, Hard Hat et Tangle Eye, recueillis dans les transmissions spatio-temporelles de Damon Locks. La musique ouverte accueille beaucoup de monde, de l’à venir ou d’antan, comme ces quatre prisonniers d’un pénitencier du Comté de Sunflower, dans le Mississippi, que visita Alan Lomax en 1947 et qui reprennent leur chant, entrecoupé, avec Morphose, Early in the Mornin’

Dimanche 13 octobre, Poitiers. C’est dimanche matin dans le théâtre rouge et noir du centre socio-culturel Le Local, c’est l’heure pour Jozef Dumoulin et Fanny Lasfargues de pactiser avec les improvisatrices et les improvisateurs du PIL (PoCo Improvisation Laboratoire), mais aussi avec l’altiste Karam Al Zouhir et le saxophoniste Olivier Duverger Houpert qui jouaient la veille. Et encore aujourd’hui alors. De l’improvisation collective comme pratique d’existence (comme critique de la vie quotidienne), poétique et politique, musicale et autre. On fait, on invente, on en parle, on passe à autre chose. On compare ou on ne compare pas.

Mardi 15 octobre, Brest. Pour finir, pour ouvrir, l’heure est à l’Atlantique Jazz Festival (et à son focus sur le Brésil cette fois-ci). Pour commencer la journée, Macie Stewart est seule avec le démon de midi et une quarantaine de personnes dans le public, dans la boutique Bad Seeds Records, comme pour réinventer le blues ou la folk ou la musique, des limbes aux nuées, puis des nuées à une seule chanson encore recouverte d’un fin duvet de plumes. La chanteuse éthiopienne, Eténèsh Wassié, dans les parages, savoure. À la nuit tombée, ce fut d’abord le duo de Damon Locks avec son partenaire de l’Exploding Star Orchestra de Rob Mazurek : le batteur Mauricio Takara. L’affaire est dans le sac : des rythmes, des machineries, des machinations, des machines, des humains, des tourbillons. They are our peopleWe are our people. Deal. Quant à Morphose tanguant et frappant de plus en plus fort, se hérissant de belles barricades soniques (le quintette proposera évidemment à Mauricio de les rejoindre), on comprend mieux maintenant l’origine de leur nom de groupe. Ce sont des mutants, des métamorphes, ils pourraient continuer longtemps comme ça, à devenir, ça n’y changerait rien et ça changerait tout. Du pur bonheur.

Qu’il s’agisse de Damon Locks au Lycée Gustave Eiffel à Gagny ; de Damon et Macie Stewart avec les étudiantes et étudiants du Département de Musique de l’Université Paris 8 | Vincennes – Saint Denis ; de Macie et Morgane Carnet avec les élèves de terminale du Lycée Nelson Mandela à Nantes ; de Damon et Macie, en tandem à nouveau, avec les élèves de 3ème du Collège du Château à Morlaix ; de Morgane avec Fanny Lasfargues et les élèves du Lycée Fénelon à Brest… le relais est passé dans la journée aussi et, dans ce jeu qui n’est surtout pas une compétition, tout le monde est gagnant, toutes les questions se posent, il y a toujours tant de solutions possibles.

Farewell but not goodbye certainement pour Morphose. L’art de la métamorphose, après tout, les uns et les autres le pratiquent tout le temps : par exemple, quand Damon Locks dessine le visage luisant de Sun Ra, à la mine de plomb et à l’encre de chine (courtesy of the artist, car c’est pour une exposition fomentée par la galerie Corbett vs. Dempsey, à venir à Cologne d’abord, puis à Chicago, sur des couvertures à imaginer pour des disques imaginaires de Sun Ra). Par exemple encore, quand Macie Stewart dessine des cartes, des cartes à jouer, des cartes de vœux, des cartes mentales, c’est le format qui compte, et on peut proposer à ses amis de faire un cadavre exquis pour remplacer la reine de pique ; un cadavre exquis comme cet étrange objet venu de Grèce ou de Byzance, comme une sorte de pendule ou une sorte de balance, trouvé en chemin… Farewell, Morphose.