The Bridge #2.12 | Janvier-février 2025, France

Angel Bat Dawid — clarinettes, claviers, voix, effets
Magic Malik — flûte, voix
Richard Comte — guitare, voix
Nick Macri — contrebasse
Toma Gouband — batterie arrangée

Parmi les plus vieux instruments de musique au monde, il y a la flûte et le lithophone, sans parler de la voix sous toutes ses formes. Parmi les plus « classiques » instruments de musique au monde, il y a la clarinette et la guitare, mais ce sont ceux aussi de tant de musiques populaires à travers les mondes. Ils y sont tous, ces instruments, tels quels et surtout transformés, et aussi l’ombre immense de la contrebasse, dans ce quintette ou ce pentacle de maquisards, de francs-tireurs des sons et des exclamations et des silences interstitiels. De déconstructeurs et de reconstructeurs.

Vendredi 24 janvier, Vitrolles. La visite commence, car c’est comme si Angel Bat Dawid, Richard Comte, Toma Gouband, Nick Macri et Magic Malik venaient d’entrouvrir la porte d’un cabinet de curiosités musicales, travaillant avec toutes les forces en présence, de fils d’Ariane encore à tirer en aiguilles à coudre les sons. Il y a là des herbiers ou des flacons de mélodies enivrantes ou intoxicantes, des automates d’harmonies réglées et déréglées, des cornes et des coquillages de rythmes et, bien sûr, des pierres de foudre. Les instruments de musique peuvent être, soit des instruments scientifiques, soit des baguettes magiques. Et Charlie Jazz, qui nous reçoit au Moulin à Jazz, s’appelle aussi Charlie Free. Ils préviennent. Si nécessaire, ils joueront 5h de suite.

Samedi 25 janvier, Simorre. Après le concert, il fallait entendre Angel Bat Dawid expliquer aux coopérateurs et coopératrices du Bistrot Culturel du Bouche à Oreille, dont la cuisine est si savoureuse, savoureuse comme le paradis sur Terre que nous nous promettons, ce que signifie Cookin’ pour les musiciens (comme dans « Cookin’ with the Miles Davis Quintet » par exemple). L’activité de jeu est à son comble, le jeu par excellence, qui fluidifie tout. Les esprits tournent partout dans la place, et passent parfois dans les corps. Il faut passer d’étape en étape, d’état en état, pour parvenir là où l’on ne serait peut-être pas parvenu sinon. Tout s’enchaîne et donc tout se déchaîne.

Dimanche 26 janvier, Bayonne. On passe dans un autre bistrot, décidément, malgré l’Avis de Tempête et les sangliers sur la route. Et on continue avec Miles Davis, très indirectement et très involontairement, quand celui-ci « Runs the Voodoo Down ». Les fous furieux et généreux de Bastringue ont ouvert grand les portes du Bistrot du Saint-Esprit pour que The Bridge #2.12 y folâtre et c’est un tonnerre de voix possédées, celles d’Angel, de Malik, de Richard, celles de la foule, plissant l’écorce terrestre. Rien que ça. Nick et Toma jouent le jeu de tout jouer et déjouer, de faire l’expérience de l’hétéroclite jusqu’au resserrement extasié, jusqu’à la longue étreinte d’une tourmente à hélices, et jusqu’au foudroiement. Des foudroiements, il y en eut quelques-uns ce soir-là…

Mardi 28 janvier, Albi. Les cinq explorateurs continuent à déchainer les éléments sur leur passage, cette fois-ci dans la ville rouge brique, au pays du bleu pastel, sous un ciel gris ardoise. A quelques encablures de la cathédrale Sainte-Cécile, patronne des musiciens, se dresse un autre sanctuaire de sons : le non moins saint Frigo. Derrière l’autel, l’oracle annonce la tempête qui arrive. La tempête et le déluge de sons et d’âmes. L’exultation et la jubilation collective. L’euphorie est contagieuse et aucun être de chaire ou d’éther ne peut y résister. Elles et ils finirent dans une danse au bout de la nuit : The Bridge #2.12 sont rejoints par Eva Supreme au chant et suivis par Roland Ossart au Mélisson.

Mercredi 29 janvier, Toulouse. A Toulouse, au théâtre du Hangar, dernier acte de résistance avant la démolition, avec la complicité d’Un Pavé dans le Jazz. Au milieu d’un public de fidèles prêts à être envoutés, The Bridge #2.12 célèbre la grand-messe (et la nouvelle révolution solaire de Magic Malik). Liturgie en deux actes, esquisse d’une cartographie des esprits. C’est toute la salle qui vibre par sympathie, jusqu’aux murs et la vaisselle.

Jeudi 30 janvier, Poitiers. Après avoir rendu hommage à la fin d’une aventure à Toulouse, c’est un renouveau que célèbre au Confort Moderne, l’équipe de Jazz à Poitiers, devenu Nage Libre, en compagnie de The Bridge #2.12. Preuve s’il en fallait encore une par les temps qui courent, que les musiques improvisées œuvrent encore et toujours à l’édification de zones de résistance et à la multiplication des imaginaires. Alors, les libres nageurs de The Bridge #2.12 évoluent dans le grand fleuve formé et déformé de ses cinq affluents, faisant céder toutes les dingues sur leur passage.

Vendredi 31 janvier, Nantes. Le pays est sous l’eau et la musique improvisée collectivement est, oui, parfois une itinérance, parfois une errance (ici, ce soir, dans la salle Paul Fort au-dessus du Pannonica, on glissa lors de la séquence la plus décodable d’une sorte de folk-ambient ténébreuse, à un funk renégat, à un jazz étourdi, chaque fois avec des pronoms indéfinis). D’abord dans la procession et le marmonnement des voix, puis dans les broussailles et les décombres, enfin près de la source. D’une source. Même l’incohérence ne fait pas peur à la musique improvisée collectivement, tant qu’une cohésion reste sensible. L’aventure de The Bridge #2.12 continue. 

Samedi 1er février, Saint-Claude. C’est reparti dans le Magik School Bus, tel que l’a baptisé Angel Bat Dawid, et malgré le double entendre qui s’affiche sur l’écran de bord : « Ne laissez pas le système détourner votre attention de la circulation ». Cela va de soi à la Maison du Peuple, la musique va à contre-courant, brinquebalante. Elle peut tout accueillir, comme l’ancienne, l’ancestrale, la si jeune coopérative ouvrière où nous nous trouvons : des assemblées générales, des universités, des bibliothèques, des gymnases, des caves à vin, les locaux des syndicats et une bourse du travail, des entrepôts, des imprimeries. Mais les machines s’occupent des machines et les esprits s’occupent des esprits, et entre ces deux plans passent des corps, des chants et des mélodies. Parfois en contrebande. L’une de ces mélodies attire Eva Supreme sur scène, qui aide la musique à gravir la montagne, à voir l’autre côté, à s’effacer. Un spectateur qui s’y connaît décrète que les membres du groupe sont membres du Parti Chamanique.

Dimanche 2 février, Saint-Claude. L’idée était d’abord de projeter « I am not your Negro« , le documentaire de Raoul Peck sur le si lucide James Baldwin au moment des assassinats consécutifs de Medgar Evers, Malcolm X et Martin Luther King. Puis d’entendre ce qu’Angel Bat Dawid avait à dire à ce sujet. Il ne lui a pas fallu longtemps pour se repositionner, en tant que femme noire riche de sa propre complexité, et repositionner tout un chacun dans le temps et dans le monde d’aujourd’hui. Puis ce fut comme une église noire dans une salle de cinéma. Angel a parlé. Elle a dit, de long en large et en travers, passionnément et lucidement à son tour, ce qu’elle voulait dire, démontrant le caractère systémique et symbiotique du racisme dans le monde blanc, qu’il soit nord-américain ou européen. Et de nous apprendre à partager son malaise à elle, qui devrait être aussi le nôtre, notre responsabilité commune. Nous étions loin de nous douter que dans l’un des étages inférieurs de la Maison du Peuple, dans l’atelier de sérigraphie, une affiche produite ici même s’en prenait déjà, tel Baldwin, aux causes profondes, paradoxales et perverses du racisme.

Lundi 3 février, Pantin. Si le chaosmos existe – comme en attestèrent James Joyce, Leonora Carrington, Asger Jorn, Félix Guattari ou encore Patrick Chamoiseau – c’est bel et bien à cet endroit-envers que nous plongeâmes ce soir-là. La fameuse descente d’Edgar Allan Poe dans le maelström, nous tous et toutes écartelés à l’écoute de The Bridge #2.12, dans La Dynamo ou la centrifugeuse de Banlieues Bleues. Là. Résolument. Là. Délibérément. Là. Merveilleusement. Jusqu’au diamant brut et au diamant taillé de la voix d’Eva Supreme, encore de la partie : juste à la sortie du maelström (et juste avant les amis assagis superbement de Think Big : Thibault Cellier et Raphaël Quenehen, Ben LaMar Gay et Mike Reed).

Mardi 4, Paris. La Commune de Paris fut du quartier, dans le quartier, dans l’univers. Elle a même laissé autre chose que des traces dans les « mémoires » : des portails spatio-temporels, comme à la MJC Les Hauts de Belleville. En fin de journée, après plusieurs tables rondes s’agençant les unes avec les autres comme les petits et les grands miroirs d’un instrument de navigation (sur le thème : « Vivre l’occupation poétique d’un lieu de vie – Droits culturels-Société-Transmission »), Richard Comte, Toma Gouband, Nick Macri et Magic Malik, avec Stéphane Payen en invité spécial au saxophone-sarment, y firent tourner les tables. Tous les cinq d’abord, puis de plus en plus, au fur et à mesure que la jam session attirait musiciens et danseuses et danseurs et musiciennes, de Paris 8 et d’ailleurs dans l’univers, lesquels à leur tour firent circuler l’énergie, dans la recherche et l’expression de l’instant présent qui ne l’est jamais assez. Présent. De l’Art Ensemble. De l’art de vivre.

Jeudi 5, Brest. C’était leur dernier concert, leur dernier calcul de l’improbabilité, leur dernier embroussaillement translucide plutôt qu’un écartèlement, avec Angel Bat Dawid (en inspirée héritière de Sidney Bechet – et de savoir que celui-ci avait joué ici même, dans ce cabaret cramoisi, au Vauban, lui donna des frissons), Richard Comte, Nick Macri et Magic Malik. Mais non pas Toma Gouband, indisponible pour cette dernière date. Pour cette seule fois : Ramon Lopez à la batterie, un autre Grand Trépidant d’un autre genre, déjà prévu en seconde partie avec Aymeric Avice et Luke Stewart, déjà croisés à Nantes… Tout se recoupe, tout se découpe, sur fond de jour étoilé, de royaumes à demi cachés. Et, grâce à leurs activités, nous disposons de nouvelles cartes du ciel.

Vendredi 6, Brest. Pour finir (finir ? Finir quoi au juste ?), Richard Comte et Magic Malik sont restés en arrière, en avant, avec le soutien d’Aymeric Avice et de Luke Stewart, celui de l’ensemble de la Macédoine en fanfare et celui de quelques drones d’outre-tombe, de tous les poètes ou de toutes les voix qui passaient par là, pour distribuer la musique comme de piquants porte-bonheurs dans un bar à hélices : Le Triskell. Tout ça avant la descente de police pour tentative de ré-enchantement du monde.

Et il y eut toutes les rencontres en marge de. Pleine marge. Plein cœur. Community Engament. Qu’il s’agisse d’Angel Bat Dawid et Eva Supreme au Lycée Gustave Eiffel à Gagny ; d’Angel, Magic Malik et Richard Comte avec les étudiantes et étudiants du Département de Musique de l’Université Paris 8 | Vincennes – Saint Denis, dans un bain de vapeur et un black space. De Nick Macri avec celles et ceux du Cycle spécialisé jazz, et des Classes préparatoires à l’enseignement supérieur, au Conservatoire à rayonnement régional (CRR) de Paris. De Nick et Toma Gouband avec les improvisatrices et les improvisateurs du PIL (PoCo Improvisation Laboratoire), au centre socio-culturel Le Local à Poitiers. De Richard Comte et Magic Malik avec les étudiantes et étudiants en musique de la Licence Arts à l’Université de Bretagne Occidentale (quand ce n’est pas avec les élèves du Lycée Fénelon à Brest). Mais aussi, mais encore, d’Angel et Richard au Petit Salon, accueil de jour pour femmes avec ou sans enfants, mais en situation de précarité, à Toulouse. Et de tout le groupe avec les enfants et les familles de la Maison de Quartier de Cantepau à Albi, musique mélangée à leur quotidien. Her favorite show. Partout et tout le temps et parfois sur le manège de tout ce qu’il est possible de faire.