Nick Mazzarella —saxophone alto
Céline Rivoal — accordéon
Tim Stine — guitare électro-acoustique
Katie Ernst — contrebasse, voix
Sylvain Lemêtre — percussions
Par anticipation. Quelle est l’anticipation, depuis 2018 que cette formation a été envisagée ? Comment parle-t-on de choses et de musiques inconnues dans l’anticipation ? En osant rêver ? D’un concerto déconcertant pour saxophone alto, accordéon, guitare, contrebasse et percussions ? De tous les ensembles qui ont traversé ce pont transatlantique, celui-ci promet d’être l’un des plus rayonnants. Rayons de lumière noire, rayons de lumière blanche, rayons de toutes les formes d’ombre et de lumière. Le domaine des cinq : celui du possible, celui des hallucinations, avec un degré considérable de subtilité, de couleur et de texture. Avec la liberté et la prolixité que l’on associe à la musique dite jazz (mais laquelle au juste ?), la complexité et l’assurance que l’on associe à la musique dite contemporaine (mais laquelle au juste ?), la clarté et l’étrangeté que l’on associe à la musique dite traditionnelle (mais laquelle au juste ?), et tout cela pêle-mêle, puisqu’il s’agit aussi de musique ouverte.
Ecoutons une histoire, celle d’un partage d’histoires musicales entre deux cultures contemporaines, racontée par l’un des membres de ce futur ensemble, Sylvain Lemêtre : “Avancer et faire des pas de côté sont deux attitudes apparemment opposées, mais finalement nécessaires pour aller de l’avant. J’ai toujours pris des chemins détournés, j’ai toujours aimé déjouer les frontières, et il est nécessaire pour moi de me nourrir de rencontres et d’explorations musicales. Tout se crée par le mouvement. Et pour moi, la création est une nécessité qui m’oblige à orienter le mouvement dans de multiples directions, au risque parfois de m’y perdre, mais le hasard ne vient-il pas de cette liberté de mouvement ? On pourrait dire que plus le mouvement est grand, plus le hasard est fécond, n’est-ce pas ? 6646 km de distance pour moi avec Chicago, c’est prometteur ! Provoquons le hasard et récoltons les fruits de ses promesses : l’expérience de la rencontre offerte par The Bridge est une véritable opportunité pour nous, musiciens français. Et cette rencontre est peut-être plus importante que le résultat de la rencontre elle-même. C’est cette prise de conscience qui m’a conduit à accepter de traverser The Bridge. Me laisser embarquer par l’équipe de The Bridge pour déjouer les frontières supposées entre ce qu’est l’improvisation à Chicago et notre histoire française plus récente de l’improvisation. Nous ne sommes pas les aînés du jazz et de toutes les musiques qui en découlent. Je regarde souvent de l’autre côté de l’Atlantique. Ils ont préparé le terrain. Et nous le cultivons depuis. Nous avons trouvé cette légitimité, et certains d’entre nous sont bel et bien émancipés de notre musique classique contemporaine. Il a fallu une certaine rigueur, une certaine détermination, il a fallu résister, se battre pour créer des espaces de liberté. Peut-être est-ce parce que notre musique a peu à peu perdu sa fonction sociale, et qu’elle est aujourd’hui rarement utilisée pour l’action politique ?“
16 avril, The Promontory. À peine arrivés, à peine revenus du lac Michigan bleu et vert et rose, Céline Rivoal et Sylvain Lemêtre, avec Nick Mazzarella et Tim Stine (mais sans Katie Ernst retenue par des répétitions avec Iron & Wine), subissent le déluge, le déluge électronique bienheureux de Melon Sprout en première partie, le déluge de la pluie battant à tout rompre, tambourinant sur le toit de la salle et rivalisant avec le percussionniste et toutes ses percussions. Surfaces du monde. Les choses prennent leur vraie place, un peu partout, se remontent et se dérèglent comme des mécanismes. Un ciel de traîne s’est invité dans la musique et ne la quittera plus.
17 avril, Logan Center for the Arts. Pour la première fois depuis plus de dix ans que nous montons à ce neuvième étage, ce neuvième ciel, une formation de The Bridge (« # 2.10 ») s’associe au UChicago Jazz Ensemble, désormais sous la direction de Michael Allemana, pour proposer un programme en plusieurs parties : un premier workshop avec une première partie de l’orchestre à huis clos ; un second workshop avec une seconde partie de l’orchestre en présence du public médusé (théorie d’options, de décisions et de responsabilités à prendre ou à laisser) ; un court concert kaléidoscopique du quartette incrusté dans l’orchestre resté sur scène ; une improvisation collective avec toutes les participantes et tous les participants tournés les uns vers les autres tels les rayons d’une roue. Et en présence de Mwata Bowden, l’ancien directeur du UChicago Jazz Ensemble, ancien participant du Bridge aussi avec l’ensemble Shore to Shore…
18 avril, Doug Fogelson Studio. Pour la dernière fois en onze ans, nous montons au deuxième étage de ce bâtiment moins industriel qu’industrieux, dans le studio et le cabinet de curiosités de Doug Fogelson. Dire que ça fait plus de dix ans que Waseem Jafar lui a passé la main pour l’organisation de soirées de contrebande musicale à destination des amis et des voisins, les fameux… Dix ans et plus de fraternité et de sororité et de société secrète et ouverte dans le plus grand bonheur malgré le froid glacial du monde. Le poète Carl Watson, amené par Michael Zerang, ouvre d’ailleurs la soirée avec comme un concours : et qui écrira le meilleur poème sur la fin du monde ? Pas The Bridge # 2.10 en tout cas, toujours pas, d’autant que Mazzarella, Rivoal, Stine et Lemêtre peuvent maintenant compter sur le renfort de Katie Ernst pour tout flouter tous ensemble et tout faire réapparaître.
19 avril, Constellation. Ils procèderont à l’inverse ce soir et le regretteront presque un peu : l’habituelle succession de séquences en duos et trios et leurs délicates transitions, la subdivision bien comprise, bien maîtrisée, trop maîtrisée. De ce long labour surgiront quand même deux moments rares pour finir, et consécutivement. Parce que Nick Mazzarella et Katie Ernst auront appareillé et dérivé loin et longtemps, jusqu’à leur dernier souffle, Tim Stine, Céline Rivoal et Sylvain Lemêtre creuseront la terre et la poussière de leurs instruments, jusqu’aux silencieux fossiles. De quoi est-on jamais la cause ?
20 avril, Pro Musica. Retour aux oppositions farouches qui font tout leur bonheur, leurs bonnes grâces et disgrâces, et quelques incrustations. Cinq musiciens, cinq envahisseurs. L’assaut ce soir-là aura été constant et torrentiel et passionnant ; la diversité structurelle se fait de l’intérieur, plutôt que par un déroulement de séquences successives, comme s’ouvre et se ferme un soufflet d’accordéon ou de forge. Héphaïstos, Goibniu ou Ogun. Antigravité triturée des micro-mondes de chacun. L’infini est intime.
22 et 23 avril, Experimental Sound Studio (où nous accueille le fantôme de Lawrence D. Butch Morris dans l’exposition de Sandra Binion). Déjà dernière occurrence l’air de rien de The Bridge # 2.10 au complet à Chicago. La séance d’enregistrement, longue à installer, est intense ensuite et licencieuse à souhait. Nick Mazzarella est aussi venu avec son saxophone soprano qui se perd presque dans la galerie des glaces de l’accordéon de Céline Rivoal. La guitare de Tim Stine et les percussions de Sylvain Lemêtre font un tapis de feuilles et d’insectes. Katie Ernst est dans une cabine à part, avec sa contrebasse et sa voix, mais la réaménage en base de lancement. Il faudra enfin marteler les Sun Ra Riffs sur lequels Nick a travaillé toute la nuit.
22 avril, AiRMW Cultural Hub. Dans le nouvel espace de nos compagnons d’Asian Improv aRts Midwest (« a non-profit organization building a self-empowered community »), derrière ou devant la porte transplantée du Velvet Lounge de Fred Anderson, deux duos vont tout bouleverser. D’abord Céline Rivoal avec Tatsu Aoki au shamisen : les peaux, les écailles et les écorces, les enveloppes d’une paix intérieure. Ensuite Sylvain Lemêtre avec Kioto Aoki aux tambours taiko et tsuzumi : le tambour battant au cœur du monde et le vol imprévisible pourtant des papillons.
23 avril, Elastic Arts Foundation – Pleiades Series. Bande à part pour Katie Ernst et Céline Rivoal avec Caroline Jesalva au violon et à la voix et Al Kolot au piano. Les cordes et les claviers des quatre musiciennes orchestrent une musique de chambre entre les cieux, entre les envolements de Caroline Jesalva et les trainées de nuage de Al Kolot, et les rafales de Katie Ernst et Céline Rivoal.
23 avril, The Hideout. Bande à part pour Nick Mazzarella, Tim Stine et Sylvain Lemêtre avec Hunter Diamond au saxophone ténor (tout juste arrivé de La Nouvelle-Orléans) et Nicolas Souchal à la trompette et Théo Girard à la contrebasse (tout juste arrivés de Paris). Devant quelques spectres de l’âge d’or de ces hauts lieux, six requins-tigres se tordent et tournent dans l’eau bleue et noire de la musique. Certains finissent par tracer droit ; d’autres s’évaporent ou se gazéifient.
24 avril, The Whistler. Pour la 21ème fois de son histoire, The Bridge investit la scène de The Whistler pour une soirée en deux mouvements. En premier, une caravane s’élance, menée par Peter Maunu au violon et à la guitare, Jeb Bishop au trombone, Nick Macri à la contrebasse et Sylvain Lemêtre à la batterie. Une procession entre mirages et remous. En deuxième, un cortège de carnaval emmené Gerrit Hatcher au saxophone ténor, Keefe Jackson à la clarinette basse et au saxophone ténor, Nicolas Souchal à la trompette, Théo Girard à la contrebasse et Julian Kirshner à la batterie. Appel des trompes, sirènes d’urgence et dérapages. A deux pas du tourbillon de douce folie, un couple danse élégamment puis sort sans autre forme de politesse.
23 avril, Elastic Arts Foundation – Improvised Music Series. Le temps fait son œuvre, qui est aussi une étrange construction, depuis Von Freeman et Fred Anderson, relayé par Dave Rempis quand il fut inspiré de lancer cette initiative, aujourd’hui reprise collégialement. Collégiale la musique le sera ce soir, musique et soirée ouvertes par le duo d’Emily Biesel et Simone Baron, puis par celui de Paul Giallorenzo et Céline Rivoal. Au plus près, au plus serré, au plus croisé, pour ouvrager imperceptibles ou presque espaces et distances. Au tour ensuite de Sylvain Lemêtre, toujours avec Nicolas Souchal et Théo Girard, enfin avec Ollin Yotl au saxophone alto, à la flûte de pan et autres miscellanées, et avec Naydja Bruton à la batterie. L’incendie plusieurs fois se déclare, mais ne s’étend jamais, revient sagement ou rêveusement vers ses braises.
26 avril, Comfort Station. Céline Rivoal et Will Faber (guitare, banjo ténor, guitare lapsteel, flûte shakuhachi) se sont retrouvés au milieu du rond-point de Logan Square, au croisement des mondes. Will se met volontairement des bâtons dans les cordes, Céline promène ses mains sur tous les recoins de son accordéon. Le soufflet se contorsionne ; murmures et grondements. Le banjo claque, chuchotements et tonitruments. La maison de Confort Station s’est remplie d’une myriade de cordes, boutons, pierres et coquillages.
26 avril, Theatre Y. Pendant ce temps, Marvin (“somebody stole the words of his song”) Tate avait concocté une “soul salad” : pour accéder au cabaret où avec son house band d’un soir, il allait mélanger les mondes, il fallait jouer de la mbira ensuite remixée, écrire des messages secrets qu’un fantôme de poète se chargerait de faire résonner, baisser la tête devant d’autres spectres descendant les marches d’escaliers imaginaires, pénétrer dans une cage d’ascenseur industriel pour remettre un vêtement sur le dos d’une danseuse au ralenti, accéder au cabaret donc. Au paradis sous terre ou sur Terre. Au duo inquiet et serein des invités de cette tournée, Nicolas Souchal à la trompette et Théo Girard à la contrebasse.
27 avril, Bluestem Jazz – Audio for the Arts, Madison. C’est sous une pluie battante et dans la moiteur que le quintette fête ses retrouvailles. Le quintet demeure et pourtant, ensemble, les cinq musiciens ne sont déjà plus les mêmes. Nick a troqué son saxophone alto pour un soprano. Il y a du laisser-aller, des éclats et de grands coups de pinceau. L’accordéon et le saxophone se fondent en un paysage nostalgique. Les percussions et la guitare jouent en pointillé. La contrebasse ajoute un arrière-goût suave. A la sortie, dans la ville encore mouillée, une certitude : The Bridge #2.10 a quelque chose à dire.
28 avril, Alternating Currents – Woodland Pattern Book Center, Milwaukee. Le quintette transforme l’essai de la veille à Madison et ne fait plus qu’un (ou plutôt cinq) avec les réverbérations de l’arrière-boutique du book center où les poètes et les artistes sont chez eux. La salle est pleine et emportée dans les explorations océaniques et les avalanches souterraines des cinq musiciens. Douce narcose.
29 avril, University of Iowa School of Music. Dernier concert pour le quintette, point d’orgue de cette tournée dans le Midwest. De la musique comme une construction sur pilotis. De la musique comme le fin tissage entre des individualités poreuses. Une musique faite de cloches, de larsens et de grondements. Il aura fallu quelques détours, de la camaraderie, du relâchement et quelques dérapages pour que Nick Mazzarella, Céline Rivoal, Tim Stine, Katie Ernst et Sylvain Lemêtre écrivent le début d’une histoire partagée. La fin d’une aventure, le début d’une autre.
Et il y eut toutes les rencontres en marge de. Pleine marge. Plein cœur. Avec les lycéens et lycéennes de ChiArts (Chicago High School for the Arts), avec les étudiantes et les étudiants de l’UChicago Jazz Ensemble sous la direction de Michael Allemana, et avec ceux et celles de la classe de Jennifer Iverson à l’Université de Chicago, avec les élèves de la Curie Metropolitan High School, et dans la classe de Will Faber à la School of the Art Institute…
Et il y eut d’autres rencontres encore, à sonder les archives de Sun Ra à l’Experimental Sound Studio, du côté de la Al Raby High School avec la descendance de Kelan Phil Cohran, dans la Robie House de Frank Lloyd Wright ou au Magnifico Coffee Roasters (nouvelle gare de Perpignan) pour un impromptu à midi dans la brûlerie…