Comment décrire une musique qui s’est mise à exister au printemps 2014, à Chicago, comme une île surgie des profondeurs de l’océan, qui n’apparaissait encore sur aucune carte ? Peut-être avec les mots de Julien Desprez : « Les deux basses et la guitare représentent pour moi comme un profond tunnel, éclairé par les instruments à vent. Au-delà de ce tunnel, nous attendent, peut-être, la lumière ou l’obscurité… »
La décrire ainsi par son instrumentation « non conventionnelle » (en oubliant alors que la musique créative dite de « jazz » cultive l’inhabituel, en puissance d’advenir à tout moment, comme elle culbute l’habituel qui réclame qu’on le questionne, qu’on le fasse devenir) ? Ce quintette est né de l’envie d’explorer les possibilités d’une formation dénuée de claviers et de percussions, mais dotée d’une section de cordes d’un genre particulier : les ébullitions de deux bassistes (Matt Lux et Mathieu Sourisseau) qui ne jouent pas de contrebasse, et les influx d’un guitariste (Julien Desprez) qui joue de l’électricité. Avec, pour se placer sur orbite ou pour sortir de cet orbite, par expulsion d’une masse sonore propulsive, la circulation tourbillonnaire de deux instruments à vent : un cornet (Rob Mazurek) et un saxophone baryton ou une clarinette (Mwata Bowden). Une musique de gravités, de forces d’attraction, donc.
Mais encore ? La décrire à travers la personnalité des musiciens ? Car cet ensemble est aussi né de la rencontre – à distance déjà – de quelques individus ayant répondu à l’appel de The Bridge, réseau transatlantique d’échanges entre musiciens de Chicago et de France. Rob Mazurek et Matt Lux se connaissent depuis toujours, depuis l’expérience d’Isotope 217 notamment, et se côtoient régulièrement dans les orchestres incessamment imaginés par Mazurek (Exploding Star Orchestra, Pharoah and the Underground, Pulsar Quartet…). Ce nouveau quintette est pour eux l’occasion de se produire réellement avec un Chicagoan bienaimé, ancien président de l’A.A.C.M. et directeur de plusieurs ensembles à l’Université de Chicago, qui a reçu le Chicago Jazz Hero Award en 2013 : Mwata Bowden. Julien Desprez et Mathieu Sourisseau n’avaient encore jamais joué ensemble, mais l’un et l’autre ont pris part à certaines des aventures collectives qui ont défrayé la chronique de l’improvisation en France ces dernières années (telle l’hydre du collectif Coax pour le premier, tel le Tigre des platanes pour le second). L’un et l’autre avaient déjà croisé la route de quelques Chicagoans : Sourisseau en invitant Hamid Drake aux côtés de la chanteuse éthiopienne Etenesh Wassié, et Michael Zerang aux côtés du poète Daniel Scalliett; Desprez avec David Grubbs, ou dans la version 2.0 de Tortoise à Paris, et pour une première expérience en duo des profondeurs avec Rob Mazurek. L’un comme l’autre pratique allégrement le nécessaire mélange des genres, du jazz, de la musique improvisée, des musiques électriques ou électroniques, des musiques dites « du monde »… Ce qui ne devrait pas indisposer les musiciens de Chicago, habitués à l’inhabituel par nature et culture, par exemple Bowden avec les Chi-Lites (ou avec Muhal Richard Abrams), Mazurek avecStereolab (ou avec Bill Dixon), Lux avec Iron & Wine(ou avec George Freeman).
Mais encore et toujours. Décrire l’inconnu par l’inconnu. Rapprocher certains projets des uns et des autres, séparément – Radiation 10 pour Julien Desprez, Sound Spectrum pour Mwata Bowden, le Sound Is Quintet pour Rob Mazurek… Et en déduire peut-être, s’apercevoir que les uns et les autres mènent en musique des recherches sur : les phénomènes vibratoires ; les phénomènes électromagnétiques ; les sources d’énergie ; la place de l’homme dans l’univers, et de l’univers dans l’homme ; les passages de l’intériorité (quand tout est paisible et propice) à l’extériorité (quand tout est sillonné et siphonné). Qu’ils utilisent l’improvisation comme un système de guidage capable de reconnaître la route, l’itinéraire, capable de lire et d’effacer les traces, de changer le paysage, le territoire, l’environnement. De recomposer toutes les provenances et toutes les destinations.
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The Bridge Sessions – Chronique
Par François-René Simon, dans Jazz Magazine