The Turbine [TB#3, voyage retour] | Novembre 2015, Chicago & Nord-Est

Depuis 1960 et « Free Jazz » d’Ornette Coleman, qui avait redoublé chaque instrument de son quartette, jusqu’à la structure en miroir du Note Factory de Roscoe Mitchell, la démultiplication d’une section rythmique déjà vouée à toutes les croissances et excroissances a connu diverses incarnations. Et si des assemblées de percussionnistes se réunissent depuis la nuit des temps, il y a eu quelques cas d’ensembles de bassistes uniquement. En l’occurrence, pourtant, il s’agit de bien autre chose que du renforcement, ou de l’autonomie, de la « section rythmique », de jouer ou jongler avec les rythmes, de bien autre chose que de combustion – même si les hommes de la turbine gardent cette puissance par-devers eux. Pour reformuler les choses comme Bankhead, Drake, Duboc et Lopez les laissent entendre, et croître : il s’agit de quatre musiciens créateurs, distinctement, se livrant à une musique totale, (accessoirement) faite sur des contrebasses et des batteries. Ensemble, telluriques ou transparents, les quatre hommes brodent mesures et démesures, nouent alliance sur alliage, remontent tous les temps, sont les maîtres du sentiment de la durée et des permutations, traitent de matières, de mouvements, de vitesses, de flux, de réalités. Sagesse du rythmicien (physicien ?). Drake :

« De nos jours, les physiciens eux-mêmes s’aperçoivent de cela : qu’il n’y a pas de nature inhérente. La forme est vide. Si vous regardez n’importe quel objet sous un microscope, vous verrez d’autres choses, d’autres éléments, alors que l’objet paraît doté d’une forme solide. Je suis heureux d’accomplir cette fonction qui donne l’impression qu’un rythme est gardé, dans une situation donnée, profitable aux êtres, quoique je sache que je ne garde rien du tout. Comment le pourrais-je ? Le temps se meut constamment. Et ces mots même que l’on utilise : “garder” le rythme, “garder” le temps… Illusions. »

En pleine conscience des chemins qui s’ouvrent à tout moment à la musique créée dans l’instant, et de l’illusion raisonnée de la régularité ou de la fixité, temps de pause dans le courant continuel des choses et des êtres, les quatre hommes ont convié Marc Ducret, guitariste, curseur et couseur de fulgurances, à partager quelques dates de leur tournée, à commencer par celle de Sons d’hiver, et à tamiser ou à magnétiser leurs échanges collectifs. De l’un à l’autre, tout est en jeu, tout est dans les hautes sphères politiques du jeu, tout pousse et passe, la communication est définitivement établie. Un sens magnifié de l’orientation leur permet de se lancer, de nous lancer, à la découverte de la satiété.

L’auteur s’embarque avec les aventuriers. Leurs entreprises.

Dimanche 1er novembre 2015

On a oublié la Dame à la licorne (et son éternelle devise : à mon seul plaisir) dans l’avion, au milieu des conversations sur l’atavisme et la détermination. On ne sait pas ce qu’elle est devenue. Mais dans les quartiers de Chicago, les langues de feu des feuilles d’automne lèchent les fenêtres des maisons basses. Une fois de plus, on déjeune sous le regard d’Harold Washington, l’ancien maire omniprésent, tandis qu’un homme portant un blouson Charles Mingus promène son chien. Beneath the Underdog ? La première soirée de The Turbine !, comme la première semaine, sera sans Hamid Drake retenu en Europe, mais avec Jason Adasewiecz, et se déroule au Promontory (5311 S. Lake Park Avenue West), salle branchée et débranchée où l’on donne des concerts presque privés. Ou des répétitions publiques dans une ambiance d’entrepôt clandestin. Percements de cordes comme de coffres. Halos de vibraphone. Galvanisation du cornet de Rob Mazurek, invité spécial ce soir-là. Malaxages. Il s’agit seulement de se frayer des chemins, sans savoir où ils mènent, vers où ils tirent. L’incomplétude est parfois judicieuse. Il s’agit de se mettre dans des états. Par exemple, Mazurek s’engouffre dans une mélodie comme un banc de brume ou comme une berceuse poivre et sel. Il force l’adhésion. Au troisième morceau, Harrison Bankhead chante et s’enhardit. En coulisse, après le concert, il parle au batteur voltigeur Avreeayl Ra du circassien intrépide Johan Le Guillerm, rencontré lors de la tournée française, en février 2014.

Lundi 2 novembre 2015

De bon matin à l’Université de Chicago (1010 E. 59th Street), dans la classe de Melvin L. Butler, Benjamin Duboc et Ramon Lopez filent, fusent, froissent, frictionnent, font la pesée des poids et des légèretés rythmiques, des volumes. Par deux fois, ils font la démonstration improvisatoire d’une dynamique de constances et d’inconstances. Un étudiant leur demande pourtant ensuite si l’exécution de leur deux compositions varie de soir en soir ? Pour expliquer, Duboc insiste sur l’art de l’improvisation comme négociation perpétuelle entre la voix intérieure et les paramètres du moment : les musiciens partagent l’air environnant, manipulent des vibrations, et même leurs incompréhensions s’avèrent fertiles. L’incomplétude est parfois judicieuse. Lopez insiste quant à lui sur la valeur cardinale de l’assemblage dans l’improvisation. En sortant, pour se détendre, Duboc fait dix pompes devant l’édifice, tandis que Lopez déraille : double barre… En fin de journée, dans la galerie Arts Incubator (301 E. Garfield Blvd.) dont l’artiste et activiste Theaster Gates nous a ouvert les portes, sous les yeux des photos de Jessica Vaughn, Harrison Bankhead s’échauffe en faisant son Jimi Hendrix à l’archet. Le concert tiendra ses promesses, justifiera le nom du groupe, même sans Hamid Drake : les quatre musiciens entrent par effraction, par infractions et incrustations de résonances, lèvent la pâte. Ça claque de partout, sur le bois des contrebasses, entre les lamelles du vibraphone. Harrison Bankhead et Benjamin Duboc, auxquels il aura fallu toute la première tournée pour se comprendre, dorénavant se complètent et se complimentent. Le plaisir est pris d’assaut et tout se termine en plongée, en apnée. Reste encore pour ce jour comble une fin de soirée au Whistler (2421 N. Milwaukee Ave.), à l’autre bout de la ville, avec deux très grands vents : Dave Rempis et Jason Stein. C’est tout de suite et tout le temps le vif du sujet, l’entrée dans la matière diluvienne, le grand lâchage, la prise et l’emprise. La matière musicale, chauffée à blanc, se fait ductile. Ça charbonne. Laminages, écorchures.

Mardi 3 novembre 2015

Voilà l’été en novembre. Dans la classe cette fois-ci de William D. Buckingham, toujours à l’Université de Chicago (1010 E. 59th Street) et toujours de bon matin, une vingtaine d’étudiants sont venus écouter Benjamin Duboc et Ramon Lopez déballer enclencheurs et déclencheurs, qu’ils testent, en refusant de s’en servir outre mesure. Duboc replante régulièrement sa contrebasse comme un mât de cocagne. Lors de la discussion, on s’attarde sur l’importance de l’attention au détail et à la globalité, simultanément, à la mélodie quand on est rythmicien, quand bien même ce serait l’ombre d’une mélodie pour Lopez. Comment la beauté s’accommode d’attaques et d’atteintes. Elle s’en accommode encore avec les membres de la Participatory Music Coalition dans la soirée : Viktor Le Ewing Givens au chant, Adam Zanolini aux saxophones, à la flûte et aux percussions, Xristian Espinoza au saxophone ténor et aux percussions, Sura Ramses Dupart aux percussions, aux bols tibétains et à l’harmonica, Gaita aux claviers. Ce soir-là dans le South Side à la Hunter’s International Art Gallery (3800 S. Michigan Avenue), anciennement la Saint Thomas Episcopal Church, ancienne église accaparant une ancienne maison où Viktor Le Ewing Givens a installé un autel-assemblage dans un réduit, parmi l’encens et la sauge. Avec eux, et avec Duboc et Lopez, la musique démarre dans le désordre au milieu de nulle part et de partout, d’une salle à manger. Libations pour l’infini : « What you’ve got to say about the valley of the bones? » demandent-ils. Benjamin Duboc, en sortant de là, trouve encore l’appétit pour dévorer un plat de crevettes, tandis que de France nous parviennent les nouvelles d’un énième tabassage par la police. Black Lives Matter. Les choses suivent leur cours, malgré tous les détournements.

Mercredi 4 novembre 2015

Du haut de la tour de guet de son appartement, au 4800 S. Lake Park, le havre que nous offre notre ange gardienne Pamela, Benjamin Duboc recense 118 wagons au train de marchandises roulant en contrebas. Après l’obligatoire jambalaya, on retrouve le second invité spécial de cette tournée au Logan Art Center de l’Université de Chicago (915 E. 60th St.) : Ernest Khabeer Dawkins glose en coulisses sur les avant-bras d’Art Blakey et sur Rasul Siddik, un ami commun installé en France avec lequel joue désormais Duboc. Le concert commence dans les contours. Dawkins joue l’apaisement, pour surseoir à la montée en puissance qui ne tarde guère et qui ne dure pas. Après un duo enroué des contrebassistes, le quintette réapparaît. Adasewiecz passe la lame de deux archets sur les lamelles de son vibraphone, tandis que Dawkins remobilise les deux contrebassistes et le batteur pour une rythmique tiraillée. Bankhead et Lopez se lancent dans une série d’appels et réponses, accrochent Salt Peanuts au passage, provoquent l’hilarité de leur guest. Ils se perdent dans les pensées les uns des autres. Au début du deuxième morceau, Dawkins éclate un paquet de chips au sol. La nouvelle montée en puissance, toujours aussi progressive, n’est pas pour autant un crescendo, toujours pas. Si le saxophoniste en profite pour se lâcher, s’échiner et s’écharper, et si tout le monde laisse faire, une remise à niveau via le vibraphone recrée les conditions. Cette fois-ci, c’est le bon crescendo, celui qui emporte et ne se retourne pas. Dans le débat qui suit le concert, Ernest Dawkins parle de la « démocratie » comme d’un modèle très conventionnel, très connoté, très occidental. Dans l’improvisation collective, le rapport de forces, ses équilibres et ses déséquilibres, ne se résout en démocratie que par moments. Ce qui se passe concrètement évoque tantôt une monarchie, tantôt une dictature, parfois le socialisme : les improvisateurs se servent de (presque) toutes les méthodes, toutes les idéologies, car il y a mille manières de vivre ensemble, de produire et d’occuper l’espace, d’en faire un habitat, de s’y épanouir, dans la dépendance, l’interdépendance et l’autonomie. Ils ne craignent pas le pouvoir, car ils développent en permanence des contre-pouvoirs. Un tel regard fait-il de Dawkins un adepte de la panarchie, telle que la définit le philosophe Frédéric Neyrat : « Pan en grec veut dire tout, et la panarchie est la volonté de prendre en compte toutes les différentes échelles ; mais sans hiérarchie, c’est-à-dire sans prédominance d’une échelle sur l’autre. Ce à quoi invite le concept de panarchie est de prendre en considération le fait qu’il existe différentes échelles afin d’apprécier, de mesurer, et de décider des changements souhaitables, et non souhaitables – faut-il détruire, faut-il conserver ? (…) L’adepte de la panarchie doit être capable de moduler son regard en fonction des objectifs poursuivis. »(in La Part inconstructible de la Terre – Critique du géo-constructivisme, Paris, Seuil, 2016, pp. 146-147). L’air est doux dehors, presque printanier, et les Golden State Warriors l’emportent de justesse contre les Los Angeles Lakers, par 114 à 112. Dans un bar bariolé de la 47ème rue, on commande des cruches de bière pour rassasier Ramon Lopez qui nous édifie sur les psychanalystes de la Nasa. Double barre.

Jeudi 5 novembre 2015

Claudia Solal, qui participe à Antichamber Music, l’autre Bridge, le dixième, simultanément en tournée, est arrivée et nous rejoint au Black Cinema House (7200 S. Kimbark Ave.) où a lieu un ciné-concert : les images de Marco Ferrari (images d’une grande roue, de pyramides, de pharaons, de mains qui dansent dans l’eau, de globules ou d’insectes…) finissent par n’être plus que des formes, des formes, des formes. Les images vont et viennent comme la musique, comme Harrison Bankhead qui cite à tout-va : les Beatles, les Last Poets, et même Vive le vent… C’est une affaire entendue, une affaire de flux et de dynamiques. La musique et les images finissent par nous plonger dans un état altéré de conscience, un rêve éveillé. Dehors, l’air est moins doux, le vent d’hiver guette, on entend au loin, pas si loin, les bruits nettement catastrophiques d’une fusillade…

Vendredi 6 novembre 2015

La nouvelle tombe, comme une neige rouge : la veille au soir, un adolescent de 14 ans a trouvé la mort lors de la fusillade. Le vent d’hiver s’insinue. À la Roosevelt University (430 S. Michigan Ave), pour une masterclass au département Jazz & Contemporary Music Studies, ils sont à trois sans Harrison Bankhead retenu par un jury. Vibraphone, contrebasse et batterie travaillent résonances et résolutions, déterminations et dénouements. Quand leurs interactions s’espacent et se ralentissent, peut-on parler d’éclaircissement ? Une comptine se faufiltre. Les résonances s’élargissent en ondes, en nimbes, grâce à Jason Adasewiecz et à la magie blanche de ses archets. Puis en leur contraire, en une musique de discours croisés, harmolodiques. Les musiciens invitent un tromboniste, un trompettiste, une violoniste, un contrebassiste, un batteur à se joindre à leur ronde… Le chemin de guet s’égaye, on en oublie toute surveillance. Avant le concert du soir, à ProMusica (713 W Wrightwood Ave.), on a même le temps d’aller jouer au billard : l’équipe du Bridge perd contre Benjamin Duboc et Claudia Solal. Dans la boutique et le studio de cocagne de Ken Christianson, la séance d’enregistrement en public est animée d’un principe : Let’s play things. De longues mouvances, de lentes irisations, quelques palpitations. Quelqu’un écrit pendant le concert : « Il se peut que je sois d’entre les pierres, d’une espèce éteinte, comme une rivière entre les deux mains, comme une balle d’eau pour ces jongleurs invisibles. Il se peut que je sois la pierre prolifique de l’eau, la main du maïs, et que pour tout vous dire, je m’assèche… »Une foisles bagages pliés et la boutique fermée (mais ferme-t-elle jamais vraiment ? Et s’agit-il exactement d’une boutique ?), Ken Christianson raconte obligatoirement ses souvenirs avec Charlie Haden.

Samedi 7 novembre 2015

Au Museum of Contemporary Art (220 E. Chicago Ave.), on visite chacun pour soi l’exposition The Freedom Principle, qui célèbre les 50 ans de l’Association for the Advancement of Creative Musicians, mais aussi de leurs alliés plasticiens d’AfriCobra, dans les années 1960, en plein Black Arts Movement, leurs configurations, reconfigurations et proliférations dans les mondes contaminés de la musique et de l’art, du réel et de l’imaginaire. The Turbine ! doit s’y produire à l’étage avec leur invité du jour, Fred Jackson, Jr. aux saxophones alto et soprano. Les musiciens s’assoient sur une balançoire avant de se balancer sur scène, devant l’immense baie vitrée qui exhibe l’allongement interminable des façades du centre-ville. Ils déploient de longues lignes presque ferroviaires qui ne demandent pas l’accélération, à partir desquelles Jackson lance ses sobres fusées. Ils atteignent un plateau, une plate-forme, qui roule latéralement, sur le bourdon des basses, sous les étincelants scintillements du vibraphone, dans l’agitation d’une libre pensée. Ils sont progressivement gagnés par un état contemplatif, presque languide, une stase. Ils se séparent, se réunissent, parlementent. Dans les éclats du bloc d’abime qu’ils taillent se lisent encore quelques inscriptions. Tout finit en claquements de mains et de bois, en tornades apprivoisées. Tard dans la nuit et dans le jardin de Jason Adasewiecz, autour du feu qu’alimente Ramon Lopez, Harrison Bankhead dévore à belles dents un piment fort et fond sur place. Knock, knock ! Who’s there ? demandent les jeunes filles de la maison.

Dimanche 8 novembre 2015

A Great Day in Bronzeville. Benjamin Duboc a commencé par être pris en chasse par un essaim d’abeilles sur les rives du lac Michigan, son blouson de cuir ayant été préalablement graissé par Ramon Lopez… Double barre. On se gare devant une paroisse du South Side où c’est la messe et la liesse, le sol en vrombit. Pete N. Gray, membre de l’organisation Diasporal Rhythms, nous reçoit de bon midi dans sa vaste maison (728 W. Jackson Blvd.), parmi ses sculptures, ses meubles, ses arborescences, ses vitraux, dont la reproduction du drapeau afro-américain de David Hammons, et mille artefacts de toutes les strates d’une culture. Beauté noire et pouvoir noir qu’illustre une galerie de portraits, de Marvin Gaye à Beyoncé, en passant par Frederick Douglass et par Malcolm X. Devant un parterre d’amis et de voisins, Claudia Solal, Benjamin Duboc et Ramon Lopez font des glissades. Inner otherness. La chanteuse parle en langues, tandis que le contrebassiste et le batteur battent la chamade. Puis départ pour Milwaukee et l’Alternating Currents Live Music Series du Woodland Pattern Bookcenter (720 E. Locust St. – et cette fois-ci on ne s’en sortira pas sans quelque ouvrage de Zora Neale Hurston) : The return of The Bridge, avec, une dernière fois, Jason Adasewiecz. Au début du concert, le téléphone d’Harrison Bankhead sonne. Il répond : « I call you later, baby. Kiss kiss ». Nous sommes entrés dans un palais des glaces, proche des miroitements jadis jaunis par Grachan Moncur III, avec Bobby Hutcherson notamment. Quand le vibraphoniste caresse ses plaques métalliques vibrantes, les contrebassistes râpent leurs cordes, le batteur plisse les paupières de ses tambours. Après une charge terrible d’Adasewiecz, repoussant quelques limites, chacun se démultiplie, chacun a un corps, une ombre, un fantôme, des enveloppes charnelles et spirituelles qui éclosent et éclatent comme des bulles.

Lundi 9 novembre 2015

Les Chicago Bulls l’ont emporté largement sur les Philadelphia Saxers, par 111 à 88, tandis que Claudia Solal, Benjamin Duboc et Fred Jackson, Jr. se retrouvaient à ProMusica pour une séance d’enregistrement inopinée, le ventre vide. Aujourd’hui, enfin, Hamid Drake est de retour en ville et au sein de The Turbine ! Ou plutôt une énième variation, car Ramon Lopez a été invité par son collègue Tim Daisy à se produire en solo à l’Experimental Sound Studio (5925 N. Ravenswood St.), avant un autre solo de l’acharné Jack Wright. Ce soir à l’Elastic (3429 W. Diversey Ave.), les variations sont au nombre de trois, trois duos de trois membres de The Turbine ! avec trois autres improvisateurs. C’est d’abord Harrison Bankhead avec le saxophoniste Cameron Pfiffner : tout se joue à la dérobée, étourdiment presque, au double sens de l’étourderie et de l’étourdissement sur lesquels le contrebassiste est imbattable. Et il s’en donne à cœur joie d’ailleurs, mais au violoncelle, dialoguant autant avec son partenaire qu’avec lui-même et avec le blues tarabiscoté qui lui vient à l’esprit. Benjamin Duboc est le suivant, avec la violoncelliste Katinka Kleijn. Ils jouent, il y a du jeu entre eux, ils s’approchent l’un de l’autre, ils font sentir la distance qui les unit, en douceurs égratignées. C’est au tour d’Hamid Drake et du saxophoniste alto Nick Mazzarella pour un dialogue acéré et hérissé. Il suffit d’une seule phrase sulfureuse du saxophoniste pour que le batteur y aille de son enveloppante toute-puissance et offre à tout un chacun dans la pièce un nouveau régime d’assouvissement.

Mardi 10 novembre 2015

En journée, certains sont allés mirer des œuvres dare-dare à l’Art Institute of Chicago, non sans avoir été engagés de force dans une authentique course-poursuite entre taxis ; d’autres sont allés prendre une collation chez l’incroyable Miss Popoff, en compagnie de David Boykin, Douglas R. Ewart et Patric McCoy, le « cerveau » derrière Diasporal Rhythms. Dans sa voiture encombrée de totems, Ewart en extase nous met à l’écoute de Bird at St. Nick’s de Charlie Parker. Direction The Whistler (2421 N. Milwaukee Ave.) où Bankhead, Duboc et Lopez reçoivent parmi les coupes et les verres à cocktail Ewart et Ed Wilkerson, Jr. aux instruments à vent, Jim Baker aux claviers. Leur emballement immédiat reste très géométrique, voire constructiviste, comme s’il fallait par l’improvisation et par brassées faire le relevé de toutes les lignes, de tous les angles, de tous les recoins, les rassembler en gerbe. Chaque instrument est un compas qui trace des cercles de plus en plus larges. Au second set, la contrebasse-trois mâts d’Harrison Bankhead monte à l’abordage de la contrebasse-galion de Benjamin Duboc, sous les éclats de voix du quartier-maître Ramon Lopez. Wilkerson assure les arrières au ténor, Ewart perce et cabriole au sopranino. Pour finir, le cor anglais et les tablas musardent et rusent encore avec l’électronique ahurissante de Baker.

Mercredi 11 novembre 2015

On assiste aux répétitions du projet Flesh & Bone de Mike Reed, qui nous ouvre une fois de plus les portes de sa salle, Constellation (3111 N. Western Ave.), pour le premier concert au complet : non seulement le quartette avec Hamid Drake, mais aussi avec Jason Adasewiecz qui décala si bien les débats lors de la première semaine. C’est d’ailleurs un anti-démarrage de The Turbine !, parmi les pièces éparpillées du moteur dont le plan demeure introuvable. L’énergie fossile des rythmes ne provoque aucune combustion, ou alors par à-coups, le temps de quelques rapides raclées des batteurs. Tout est heurté, haché, hachuré, s’augmente sans se transporter, comme pour refuser tout aspect mécanique. The Turbine ! n’est pas une boîte à rythmes. La solution vient de Duboc bloquant un intense motif mélodico-rythmique autour duquel les cinq musiciens se mettent à graviter. Lorsque ce soleil devient une naine blanche, Bankhead quitte la scène côté cour et Douglas R. Ewart, présent dans la salle, en profite pour entrer côté jardin avec son cor anglais. Pendules et tourbillons ; on agite les pendules, on enquille les tourbillons. La joie des retrouvailles est de longue durée et s’est peut-être contentée de serments, de perspectives. À plus d’heure, Mike Reed nous ouvre une première fois les portes du Hungry Brain relooké (2319 W. Belmont Ave.), le bar de quartier qu’il vient de racheter à proximité de Constellation, dans ce quartier de Bricktown promis à quelques évolutions…

Jeudi 12 novembre 2015

Après l’incontournable tajine aux pois chiches du Lula Café sur Logan Square (sentiment de déjà vu…), et l’improbable performance d’Harrison Bankhead et Benjamin Duboc en inséparables dans la cache de Comfort Station (2579 N. Milwaukee), on passe au studio de Doug Fogelson (1821 W. Hubbard St.). C’est aussi une liesse, là-bas, et une cohue : on doit emprunter des chaises chez les voisins tant la pièce est bondée, comme si toute la ville s’était donnée le mot pour le dernier soir de The Turbine ! à Chicago. Certains visages sont familiers et s’éclairent dès que le courant se met à circuler entre les musiciens, instantanément et naturellement cette fois-ci. Tout s’enchaîne, comme s’ils se repéraient sur une carte, mais non : en dix jours, grâce au relais d’Adasewiecz aussi, cette machine désirante a franchi une nouvelle étape de la révolution industrielle et post-industrielle. Après le moteur à vapeur, après le moteur à explosion, on est devant un engin inconnu capable de transformer la créativité et le bonheur en énergie contagieuse qui parcourt l’assemblée. À aucun moment, ces quatre ingénieurs et inventeurs ne paraissent douter de la perfection de leur alliage et de leur alliance, chacun s’amusant à différentes reprises à prendre les autres à contrepied, à saboter leur système de jeu, sachant très bien que ses interventions seront interceptées pas ses acolytes, et réintégrées à la fabrique collective, comme les éléments d’un insondable renforcement. Alors que le concert touche à sa fin, on vérifie que l’aspect rituel n’est pas laissé de côté. Hamid Drake prête un gong à Ramon Lopez et se saisit d’un tambour sur cadre. Les deux hommes se lancent dans une incantation clairsemée, flanqués des deux contrebassistes. Chacun quitte son état d’apesanteur, ou quitte le sol, c’est selon. Les dix jours à Chicago sont terminés : The Turbine ! s’élance vers la Côte Est.

Vendredi 13 novembre 2015 / Detroit

Au milieu des exploitations agricoles à perte de vue et d’économie, sur la route entre Chicago et Detroit, il y a une station-service claquemurée et un château d’eau qui prétend être d’Eden, et c’est là, sur le parking où nous nous dispersons chacun avec son instrument de communication, que nous accusons le coup. Harrison Bankhead nous a confirmé en route la nouvelle : des attaques terroristes sont en train d’avoir lieu à Paris, les unes après les autres, le nombre toujours absurde de morts monte en flèche, au concours quotidien et planétaire des laideurs accumulées en même temps que le Capital, et nos proches plus ou moins injoignables sont ou ne sont pas déjà au courant. On essaye de suivre, de comprendre l’incompréhensible, le trop-plein du trop-compréhensible, à très longue distance, et donc on se perd. On se noie sur la route, sur le parking. Paris outragé, Paris brisé, Paris martyrisé, et Paris libéré peut-être, mais Paris ciblé de nouveau dans un monde où Kaboul, Bagdad ou Raqqa sont tout autant outragés, brisés, martyrisés. Le vent d’hiver est tombé, il fait le tour du monde qui est à refaire, et il fait froid dans le monde… Face à l’effroi qui pour l’instant nous glace, nous pétrifie, Hamid Drake prend le volant. Brother Hamid. Il nous conduit à bon port, malgré les vents contraires, au Detroit Institute of Arts où, dans le théâtre en pente douce, un public au complet nous attend depuis des heures. Tout le monde a été tenu au courant, personne n’a quitté la salle, et réserve sur-le-champ aux musiciens une standing ovation. Mais alors, the show must go on ? Qu’est-ce qui continue au juste ? Notre sensiblerie et notre insensibilité ? Aura-t-on trop de cœur ou pas assez ? Heureusement (heureusement ?), Harrison Bankhead commence en abusant, en saccageant tout avec ses larsens. Et Hamid Drake ouvre grand les bras des rythmes, invitant Ramon Lopez encore bouleversé à coudre et à découdre les rythmes comme des espérances de vie. Du désordre ambiant émerge un blues salubre et salutaire, le blues, encore lui, à point nommé, qui évolue même en rhythm’n’blues. Ils ne peuvent s’en empêcher. Bankhead en profite pour prendre un solo de guitare électrique sur sa contrebasse, il fait son bankheadhunter. Il n’en restera pas là, il se fera fièrement phénomène d’une foire musicale. Il y a de la rage maintenant. Les quatre musiciens ont déterré une ligne à haute tension, sans aucun pathos, parce qu’ils ont une vie à vivre et à partager, et que la mort ne se donne jamais. Elle s’infiltre, salement.

Samedi 14 novembre 2014 / Detroit

Dans nos chambres d’hôtel confortablement privatives, nous sommes tous sous le choc, médusés, à l’écoute du moindre bruit, comme s’il allait changer quoi que ce soit, maintenant que le compte est bon, jusqu’au prochain. Et pourtant tout s’assourdit. Voilà longtemps que l’assourdissement dure… Alors il n’y a plus qu’à errer dans Detroit en pleine déshérence pour des raisons qui ne sont pas étrangères au dernier drame en date, jusqu’au prochain. Autre dommage collatéral du capitalisme qui gâche la lumière du monde. L’heure n’est plus à la panique mais à l’hébétude, et à la tension nerveuse dans les quartiers dévastés, les quartiers à trous, une maison qui tient debout, une ruine, un immeuble qui tient debout, une ruine, de cette ville trouée, de cette planète trouée où toute beauté est déplacée. Est déplacement. La beauté de l’inconscience, d’une socialité sans cesse renaissante, comme la mauvaise herbe, où l’on boit du mauvais cidre sur des tonneaux d’un autre temps, pendant que des gens, des individus, ce que l’on appelle des citoyens, jouent à des jeux. Où l’on s’achète des peluches et des chemises dans un centre commercial où la non-vie continue.

Dimanche 15 novembre 2015 / Ann Arbor

Nouvelle matinée à guetter, à retenir le souffle. Il y a eu un mouvement de panique exagéré place de la République, à Paris. Exagéré ? Le retour à la normale n’est-il pas la pire des exagérations ? Celui qui absout la conséquence de nos actes, de notre inaction ? On décampe pour Ann Arbor, petite ville tranquille en dehors du monde, dont se régalerait David Lynch, avec sa rue centrale et son marché artisanal où l’on dégotte savons et colliers. Un illuminé en terrasse entreprend une conversation sur les racines du mal. Il fait cliniquement beau. Le concert ce soir a lieu dans une maison requalifiée. Les musiciens ne souhaitant pas en rajouter émotionnellement, la musique est d’abord très mathématique, faite de coupes et de découpes impeccables. C’est encore Harrison Bankhead qui finit par harponner une continuité et par provoquer un véritable déchaînement. C’est le paradis, d’une dépense sans compter, pas l’enfer sur Terre. S’ensuit un thème en bonne et due forme, avec sa gravité, et les deux batteurs, dont les deux sets sont tellement rapprochés que chacun s’immisce dans les affaires de l’autre, se mélangent. Tout se renverse et s’inverse encore, les larsens reviennent taillader l’écoute, brider et débrider les mouvements. Bankhead ne sera jamais en reste, il chante : « Free Paris, let there be peace on earth ». Et ça jaillit, rejaillit, prend appui partout, même dans le désordre. Ramon Lopez s’écrie quand Hamid Drake affale les voiles des rythmes. On se parle pendant que la musique sévit. Comme pour le dernier soir à Chicago, Drake se sert de son tambour sur cadre pour apaiser les esprits. Les basses gondolent. Les bombardements ont inévitablement commencé en Syrie. Le vent d’hiver souffle fort.

Lundi 16 novembre 2015 / Pittsburgh

Sur la longue route qui nous mène à Pittsburgh, nous badinons et nous déprimons à tour de rôle, en écoutant Fred Anderson ou Solomon Ilori, en jouant à lancer des pièces (« pitching quarters ») le plus près d’une ligne ou d’un mur, lors des arrêts irréguliers. Arrivés au Thunderbird, bar ou pub tout en profondeur qui n’est pas vraiment le site idéal pour un tel groupe, nous compensons encore par un injustifiable entrain, une fausse ivresse (au comptoir, Ramon Lopez fait défiler les visages des femmes décédées lors de la série d’attentats et embrasse chaque fois son écran). Les musiciens lèvent aussitôt l’ancre des rythmes, affrontent la tempête des rythmes qu’ils ont eux-mêmes provoqués, sont ballottés entre emmêlement et démêlement. Des rythmes comme des troncs ou des bois flottants viennent choquer la coque de The Turbine ! Harrison Bankhead, impérial sur le radeau de sa contrebasse, est traversé par une inspiration soudaine, ou une nouvelle lubie. Il entonne : « I don’t give a damn, baby, if your hair is short or long ». C’est un sésame. Ce qui s’entrechoquait désormais s’ouvre et s’accomplit… Hormis la maison lugubre rappelant le Bates Motel où nous sommes censés être hébergés et devant laquelle nous rebroussons chemin pour un hôtel qui n’a plus à offrir que quelques chambres pour handicapés exagérément spacieuses…

Mardi 17 novembre 2015 / New York

Toujours plus à l’Est. Sur le bord de la route, pour exorciser sans doute, Benjamin Duboc et Hamid Drake font des pompes ensemble. En fin d’après-midi, juste au moment où nous sommes à court de devinettes, c’est l’arrivée à Babylone, dans l’antre de la mégalopole, à Soho ou à Noho, à Bleecker Street où, grâce à Patricia Nicholson et Arts for Art, Gwénolée Zürcher a accepté de transformer l’immaculé quadrilatère de sa galerie d’art en salle de concert. Joe McPhee, Iqua et Adegoke, Michael Blake ou Jared Nickerson ont passé la tête, parmi l’hydre du public, et le tromboniste Steve Swell est attendu. Pour commencer, tout pèse et palpite, et très vite ça engrange. Ils jouent pourtant à trois, longtemps, sans Harrison Bankhead accaparé par son jack, qu’il préfère triturer plutôt que de s’occuper de sa contrebasse, puis qui ne fait plus rien, l’air heureux. Quand il s’y met, c’est pour remonter sur son tourniquet de références et de renforts (il cite « Swing low, sweet chariot »), son tourniquet de possibilités qu’il fait tourner de plus en plus vite, jusqu’à ce que The Turbine ! soit sur son train d’enfer. On se radoucit, on croit à un radoucissement, mais ça repart avec un duo de percussions en surchauffe : Ramon Lopez ne tient pas en place, Hamid Drake se carre dans le sentiment de l’immensité. Au second set, ils sont donc cinq avec Steve Swell et sa soufflerie injectée de chuintements, incrustée de râles. L’exubérance est de mise ou de rigueur, et se construit par blocs, comme une pyramide. Au pied de laquelle, une fois leur monument achevé, les constructeurs se gargarisent d’un free funk garanti par les élucubrations de Bankhead, par les drapés presque pudiques de Duboc, par le remarquable remue-ménage des deux fois deux batteurs qui savent aussi faire de leurs rythmes des éteignoirs. Car c’est fini pour ce soir. Sauf au Sidewalk où nous retrouvons les amis d’un autre temps, de plusieurs autres lieux, de Jérusalem à Prague, de golem en golem : Bertrand Schmitt, Thomas Gilson, Eline Marx…

Mercredi 18 novembre 2015 / Philadelphie

Éveil à Brooklyn, presque sur l’échelle de secours. Lumière lustrale. Pitching quarters à la station-service qu’on appellera désormais une station orbitale. Car, satelittes are spinning. Quand nous arrivons à Philadelphie, dans le quartier à l’anglaise de la Philly Art Alliance, dans la salle presque de congrégation et si boisée, si sous-boisée, si basse de plafond, comme pour maintenir quelque chose d’oppressant sur le cœur des hommes, c’est moins la légende de la cloche fêlée, la Liberty Bell, ou une quelconque déclaration d’indépendance de quelques colons égarés dans le cours de l’histoire, qui retiennent notre attention, que la vigueur et la vitalité qui se dégagent littéralement de Marshall Allen (91 ans). L’actuel gouvernail de l’Arkestra de Sun Ra met tout le monde d’accord, ou en orbite, dès qu’il enfourche son contrôleur à vent électronique : ses partenaires n’auront d’autre choix que celui du décollage immédiat, du mur du son et de la distorsion ou propulsion exponentielle. Ensuite, Marshall Allen ouvre le feu du soleil au saxophone alto, et s’interrompt presque aussitôt. Il reprend, mitraille, crache des comètes, fait de sa propre voix une supernova. The Turbine ! ne se contente pas de lui fournir un équipage, les quatre musiciens créent son environnement, recréent son univers. Quand Allen ramasse son clavier lilliputien et fixe tout le monde du regard, chacun s’égare sur son instrument, dans son instrument. Allen prescrit une accélération. Allen prescrit une intensification. Honneur à l’aîné. Benjamin Duboc tient la ligne de basse de sa vie, sans broncher, sans désemparer, cette ligne de basse est une saignée, et c’est une nébulosité. Sous la pluie de météorites des batteries, Allen rattrape son clavier, mais en voulant calmer le jeu, il l’arrête. Une pièce brève, presque un interlude, et la dernière improvisation prétend rassembler tous les battements de cœur et toutes les idées folles dans un seul morceau de musique, comme une coulée de lave. C’en est fini, pour cette tournée. Brother Hamid salue et prend la parole. Il tient à saluer la résilience, le discernement et la mansuétude de ses partenaires français, pourtant soumis à de terribles pressions pendant la tournée. Il fait d’eux des modèles pour Harrison Bankhead et pour lui-même, n’importe quel individu se caractérise notamment dans l’existence par sa capacité à surmonter les obstacles. Or les derniers événements furent endurés sans que jamais se perde la compréhension élargie des malheurs dont souffre notre planète, et jusqu’aux auteurs de ces atrocités, ceux-là, celles-là, et tant d’autres… Face au déballage continuel de l’horreur, demeure la possibilité de quelques interruptions merveilleuses. The Turbine ! Un autre moteur pour une autre histoire.

Alexandre Pierrepont