Une manière de parler de la juste démesure de toute musique improvisée, se jouant par nature de l’équilibre et du déséquilibre, de la stabilité et de l’instabilité, serait d’invoquer un autre couplage : celui du révérencieux et de l’irrévérencieux. Car, passionnément ou sobrement, sobrement et passionnément, chacun des musiciens de ce quinzième et dernier ensemble de The Bridge à se mettre en branle, dans cette première génération, mobilise à sa manière les ressources de l’expressivité la plus débridée, voire d’une salubre théâtralité. On retiendra peut-être, anecdotiquement : de Didier Petit, qu’il est le premier violoncelliste au monde à avoir réellement joué de son instrument dans des conditions d’apesanteur, dans la stratosphère, après mille expériences tentées à la surface de la planète ; de Jason Stein, qu’il est l’un des rares improvisateurs à avoir allumé un feu de clarinette basse au Madison Square Garden, en première partie de l’une des comédiennes de stand-up les plus célèbres en Amérique du Nord, quand il ne vaque pas à des occupations plus underground ; d’Edward Perraud, batteur voltigeur et impertinent homme de spectacle, très doué pour se démultiplier, qu’il a lui-même su créer en France des dialogues inédits entre musique et parole proférée ; de Josh Berman, qui mène une double vie parfaitement équilibrée de cornettiste et de pédopsychologue, qu’il a réinventé à ses heures perdues la musique du Austin High School Gang. Pourtant, ne voilà pas tout. Leurs vies de musiciens ne se réduisent pas à quelques hauts faits.
Il va falloir considérer ces quatre individualités, ensemble. Sachant que, ainsi que le dit Jason Stein, « Jouer dans un nouveau groupe, avec des musiciens que pour la plupart je ne connais pas, est pour moi l’un des grands plaisirs que peut offrir la musique d’improvisation. Quel que soit le pays, quelle que soit la culture d’où nous venons, la musique offre toujours de grandes possibilités de communication et de créativité. Je ne sais pas à quoi ressemblera ce groupe et le processus de construction de ce que sera « notre son » consistera autant à créer et à contribuer, qu’à découvrir et à laisser de la place pour que les choses se produisent. En tant qu’improvisateurs, nous avons tendance à cultiver sur nos instruments un langage personnel qui est à la fois spécifique et flexible, de sorte que nos voix peuvent se plier, se tordre et se détendre autour du langage des autres. » Ce que confirme pour sa part Didier Petit : « C’est toujours très excitant de jouer ensemble et de ne pas savoir ce que sera la musique. Je me préoccupe davantage de ce que sera le groupe en tant que groupe, que de chaque musicien, car je sais que chacun d’entre nous a sa propre musique. »
Le violoncelliste s’est même demandé : comment proposer une musique qui soit réellement de ce début de 21ème siècle ? Car celle du début du 20ème siècle, celle qui fut identifiée comme du “jazz”, a été immédiatement nouvelle et populaire, liée aux transformations d’une époque, produit de son temps : une collision heureuse entre les cultures, à l’heure de la seconde révolution industrielle, du développement des transports de masse, de la démocratisation des pratiques artistiques et instrumentales… Mais aujourd’hui, à l’ère de la mondialisation, dans ces temps post-modernes et gloutons, à quoi donc pourrait ressembler le “nouveau” ? C’est l’impossible question à laquelle ces quatre improvisateurs aux caractères marqués, tranchés et trempés, tenteront de répondre en jouant. Nul besoin de convenir de procédures de découpage et de collage, de négocier la persistance d’un discours apparemment tenu avec le droit à l’oubli inclus dans toute improvisation, de se confier des tâches et des multitâches… Jour, et se laisser porter plutôt par des questions peut-être sans réponses : comment ne pas abuser de soi-même, comment être multiple plutôt qu’unique ? Comment être durable à une époque étourdie et étourdissante ? Comment cultiver une intense petitesse à une époque bernée par la folie des grandeurs ? Quel rapport à la vitesse réinventer ? Comment ne pas contribuer à la destruction de la planète ? Aucun programme en vue. Seule la vigilance risquée du jeu et de l’invention.