Au commencement était la musique libre. Et le goût de l’aventure. Si vous vous êtes déjà demandé comment une équipe de musiciens improvisateurs parvient à se stabiliser alors qu’elle a décidé de travailler dans l’instabilité, Sangliers vous attend. Un quintette international qui se consacre à l’improvisation libre, totale et collective, et qui a de très sérieuses raisons de le faire. L’une d’elles est que Keefe Jackson, Dave Rempis, Christine Wodraska, Didier Lasserre et Peter Orins ont répondu à l’appel de The Bridge, un réseau transatlantique qui réunit des improvisateurs de Chicago et de France, dans des ensembles toujours mixtes, toujours hybrides, toujours phénoménaux. Une autre raison, et non des moindres, est que pour ces cinq musiciens, l’improvisation est une méthode et une philosophie. Lorsque la musique est strictement le résultat d’actions, de réactions et d’interactions (interférences) directes entre les acteurs, sans la médiation d’un leader (une autorité), d’une partition ou d’une structure (une loi), seules comptent les forces en présence et la création collective, toujours fluctuante, à laquelle ils aboutissent sans cesse au gré de leurs transactions in situ et en temps réel. Ici et maintenant. Le fonctionnement interne, l’agilité fonctionnelle, d’un tel groupe d’individus, à la fois mobile, tactique et opérationnel, a certainement des résonances politiques, évoquant par exemple le concept d’intelligence en essaim avancé par Michael Hardt et Antonio Negri.
Constellation, le 9 décembre. À peine descendus de l’avion, Christine Wodraska et Peter Orins retrouvent Keefe Jackson, un autre Sanglier, sur Western Avenue. Et même le pianiste Alexander Hawkins, présent pour autre chose. Chassé-croisé de pianistes à Chicago plaque tournante. Course-poursuite de pianistes hypnotisés sur scène. Pianos-espadons. Ça commence bien.
Roosevelt University, 10 Décembre. Les Sangliers enfin réunis à quatre (toutefois sans Didier Lasserre qui n’a pas pu être du voyage), dans une salle de classe en haut d’un gratte-ciel. Derrière les fenêtres, un soleil frappe aux vitres quand ça démarre, comme pour entrer et se réfugier dans la musique. Et vers la fin, la brume a tout recouvert. C’est peut-être l’inverse dans les questionnements que partagent les musiciens avec les étudiants.
Reva and David Logan Center for the Arts, 10 décembre. Un autre Sanglier, de la première heure, a rejoint la bande des quatre. Batterie rouge pour Michael Zerang, batterie bleue pour Peter Orins. Balises. Catapultes. Tout est propulsé et précipité, s’engouffre dans les saxophones et clarinettes de Keefe Jackson et Dave Rempis, dans le vortex du piano de Christine Wodraska. Tout va bien se passer.
Doug Fogelson Studio, 11 décembre. Harde de trois Sangliers cette fois-ci dans le loft et laboratoire, dans le cabinet de curiosités du photographe et artiste maître des lieux – seulement le tumulte des vents (c’est la saison des tornades) et les turbulences de la batterie (rythmes qui se pétrifient puis qui éclatent). Et pas seulement.
ProMusica, 12 décembre. Un autre antre, avec même un dragon et son trésor sous terre, pour Sangliers – lesquels n’ont cependant peur de rien, lesquels fouillent. Enregistrement public avec pignon sur rue, un dimanche après-midi de printemps en hiver, et c’est comme si on réinstallait des forges en centre-ville, à l’heure actuelle. La meilleure manière de lutter contre la corruption des commerces de luxe ?
Hungry Brain, 12 décembre. Sous-ensembles, autres ensembles. D’abord, Christine Wodraska a partagé la scène et l’autel avec la saxophoniste alto Sarah Clausen, le batteur Isaiah Spencer et le contrebassiste Jason Roebke. Ensuite, Pete Orins a partagé la scène et l’autel avec le claviériste Jim Baker, la saxophoniste ténor et flûtiste Molly Jones et le sound artist Lou Mallozzi. Deux ensembles ad hoc et parfaitement constitués, l’un traversé de songeries diagonales, l’autre agité de spasmes heureux.
Elastic – Anagram Series, le 13 décembre. Ce soir-là, Sangliers reçoit la visite de l’implacable Avreeayl Ra. Toutes les forces de la nature sont déchaînées. Tous les tonneaux des Danaïdes roulent à flanc de volcans.
Experimental Sound Studio, 14 et 15 décembre. ESS où sont entreposées les archives sonores de Sun Ra. Sangliers a sélectionné plusieurs passages parlés du Sony’r Ra et sa sapience interstellaire, sur lesquels ils vont enregistrer. S’infiltrer. Aliens. Aliéner. Puis ils sont passés à la suite du cadavre exquis musical entamé il y a quelque trois ans. Chaque formation du Bridge ajoute une nouvelle improvisation en n’écoutant que les dernières secondes de l’improvisation de la formation précédente. Ce qui constituera une suite en 15 parties et 70 musiciens d’ici 2026…
Elastic – Improvisation Music Series, le 16 décembre. D’abord Christine Wodrascka et Michael Zerang, duo de monts et merveilles, trois fois rien, 88 touches magnétiques, une caisse claire et une série de bols phosphorescents. Puis Peter Orins avec Peter Maunu, Nick Macri, Carol Genetti, Julian Kirshner et Emily Beisel, en sextette et en vaisseau sur et sous les ondes. Les sous-ensembles sont parfois des super-ensembles.
Hideout, le 17 décembre. Ce soir-là, Sangliers reçoit la visite de l’incisive Katinka Kleijn pour un set acharné, ensauvagé. La cohésion de groupe dans tous ses états, dans tous ses éclats. Et les mystères.
Old Town School of Folk Music, le 18 décembre. Keefe Jackson, Christine Wodrascka et Peter Orins accueillent le meilleur storyteller de la troisième planète du système solaire, Marvin Tate, pour un workshop intitulé How to link it up in improvisation, how to bridge people, places, and things. Et ça joue silencieusement, et ça parle musicalement, et tout est presque dit.
American Indian Center, le 18 décembre. Keefe Jackson et Peter Orins sont accueillis par Red Line pour un partage que les Amérindiens eux-mêmes ont intitulé The Bridge to Native Chicago : A Music Exchange of Jazz, Native Flute and Songs of the Southern Plains. Dans un frisson, plusieurs, ils célèbrent ce qui est lié, ce qui n’est pas lié, ce qui se lie.
Madison, le 19 décembre. Repliés dans la caverne d’Audio for the Arts, où les ont programmés les camarades de BlueStem, Sangliers donne son dernier concert en quartette avec une détermination décidément impressionnante. Tout coule de source mais comme dans un torrent. Et se termine par une étrange comptine…
Fine Arts Building, le 20 décembre. C’est dans les hauteurs d’un gratte-ciel à l’ancienne que se niche, nid d’aigle, le Fab Music Studio, où les amis et alliés d’Asian Improv aRts Midwest (le contrebassiste Tatsu Aoki, les saxophonistes Jeff Chan et Mai Sugimoto) ont invité Christine Wodrascka et Peter Orins à enregistrer. Se sont miraculeusement rajoutés à eux la chanteuse Ugochi Nwaogwugwu (venue du Nigéria mais aussi de Chicago) et le guitariste Nicolas Lossen (venu de Martinique mais aussi de Chicago). On fait le tour du monde à Chicago, sous de multiples petites formes ou embarcations. Mixed magic bag.
Constellation, le 21 décembre. Pour le dernier soir et après le premier matin (ils ont déjà joué en duo à l’aube : soleil levant, tambour battant), Hamid Drake et Michael Zerang ont eux aussi invité Sangliers à se dédoubler pour participer en soirée à leur trente-et-unième Annual Winter Solstice Concert Series. D’abord Zerang avec Jackson, Rempis et Orins, et ca grouille et ça vrille. Ensuite Drake avec Wodraska et Joshua Abrams, et ça submerge, ça s’immerge, ça s’abîme. La musique est parfois la moins cérémonieuse des cérémonies.