Sangliers [TB#14] | Janvier-Février 2018, France

Au commencement était la musique libre. Et le goût de l’aventure. Si vous vous êtes déjà demandé comment une nouvelle équipe de musiciens improvisateurs fait concrètement pour se stabiliser, alors même qu’ils ont décidé d’œuvrer dans l’instabilité, celle-ci vous attend au tournant. Soit un quintette international entendant se vouer et se dévouer à l’improvisation libre, totale et collective, et qui a de très sérieuses raisons pour cela. L’une d’entre elles serait que Keefe Jackson, Dave Rempis, Christine Wodraska, Didier Lasserre et Peter Orins ont répondu à l’appel de The Bridge, réseau transatlantique qui met en relation improvisateurs d’ici et de là-bas, de France et des États-Unis, au gré de formations toujours mixtes, toujours hybrides, toujours phénoménales. Une autre raison, non des moindres, est que pour ces cinq musiciens l’improvisation est une méthode et une philosophie. Quand la musique découle strictement des actions, réactions et interactions (interférences) directes entre les joueurs, sans la médiation d’un leader (d’une autorité), d’une partition ou d’une structure (d’une loi), seules comptent les forces en présence et la création collective, toujours fluctuante, à laquelle elles aboutissent incessamment au gré de leurs transactions in situ et en temps réel. Ici et maintenant. Le fonctionnement interne, l’agilité fonctionnelle, d’un tel groupe d’individus, à la fois mobile, tactique et opérationnel, a certainement des résonances politiques, évoquant par exemple le concept d’intelligence en essaim mis en avant par Michael Hardt et Antonio Negri : on se singularise en s’éprouvant, en se sollicitant et en se bouleversant mutuellement, par réciprocité positive ou négative, du consensus au dissensus et retour, en (se) jouant de tous les rapport de forces entre une pluralité de sujets reconnus comme tels. On (se) joue aussi de la répartition des rôles et des fonctions en exerçant un esprit critique et une imagination créatrice justement débordants : on invente et ajuste, construit, déconstruit et reconstruit ensemble et en permanence, de façon dialogique, antiphonique ou polyphonique…

Si vous doutez encore que ce soit une méthode et une philosophie chez ces improvisateurs, écoutez plutôt Didier Lasserre pour qui de telles aventures donnent « l’occasion d’éprouver la possibilité même de la rencontre (musicale, sociale, humaine) dans une esthétique marquée, identifiée (le free – au sens large – de ses racines américaines à ses détournements européens) : comment tente-t-on d’être soi-même, et, par cette rencontre, comment y échapper aussi (autrement dit : « Tenter d’élargir le cercle », dixit Barre Phillips) » Keefe Jackson revient sur l’idée même d’être étrangers les uns aux autres : « Si nous sommes des improvisateurs et que nous nous sentons concernés par les actes de présence que nous faisons à chaque instant, répondre à des questions comme « Qui suis-je ? » ou « Qui sont-ils » ne nous aidera pas à faire de la musique. Improviser avec des étrangers peut se révéler en soi très stimulant : il est plus facile d’éviter les attentes, les parcours familiers qui nous distraient de ce qui est réellement en train de se passer. Cela peut même nous aider à trouver une voie d’accès à la proverbiale et convoitée table rase, qui est également intemporelle. » Dave Rempis rappelle quant à lui que ces rencontres sont chaque fois uniques, car « chacun a une approche aussi distinctive que son empreinte digitale. En travaillant avec autant d’improvisateurs que possible, on acquiert une meilleure compréhension des solutions et des possibilités musicales, et cela force votre propre langage à s’étendre vers de nouveaux domaines de découverte. »

Si l’interaction de groupe constitue elle-même la structure de la musique, ce sont donc les membres de ce groupe, les cinq forces en présence, qui peuvent le mieux nous renseigner sur ce qui nous attend au tournant. Dave Rempis et Keefe Jackson sont tous deux Chicagoans d’adoption et ils se côtoient fréquemment dans de multiples ensembles. Le premier est arrivé en ville en 1993, non sans avoir poursuivi une formation d’ethnomusicologique au Ghana, dont se ressent son Percussion Quartet où ses orageux saxophones soufflent sur la braise de rythmes intenables. Mais c’est au sein du Vandermark 5 qu’il s’est fait connaître, avant de se lancer dans ses propres projets comme The Engines, Ballister ou le trio qu’il forme actuellement avec Joshua Abrams et Avreeayl Ra. Sans compter son implication comme organisateur de concerts, dans cette lignée de musiciens activistes dont s’enorgueillit Chicago. Le second est arrivé en ville en 2001, et a presque immédiatement fait valoir son ténor rigoureux et roboratif auprès de tout ce que la Windy City compte de flibustiers, de Jeb Bishop à Jason Adasiewicz, et de Mike Reed à Tomeka Reid. On peut l’entendre raisonner et déraisonner au sein des Fast Citizens, orchestre dont chaque membre est leader à tour de rôle, de son big band Project Project et de Likely So, septette de saxophonistes et de clarinettistes du Midwest et d’Europe centrale qui résulte du programme Chicago Luzern Exchange. Un autre Bridge… De l’autre côté, du côté de Toulouse et d’ailleurs, Christine Wodraska a fait du piano une terre sauvage que l’on peut explorer mais pas coloniser. Toutes celles et ceux qui sont partis en expédition avec elle (la liste est aussi longue que son renom incroyablement confidentiel : Sophie Agnel, Raymond Boni, Jean-Luc Cappozzo, Jacques Di Donato, Hamid Drake, Jean-Yves Evrard, Fred Frith, Gerry Hemingway, Daunik Lazro, Joëlle Léandre, Paul Lovens, Ramon Lopez, Jean-Marc Montera, Ivo Perelman, Didier Petit, Bernard Santacruz, Fred Van Hove…) se souviennent encore d’une implacable expérience. Quant à Didier Lasserre et à Peter Orins, du côté de Bordeaux et du côté de Lille, s’ils jouent ensemble au sein de Trouble Kaze, c’est aussi parce qu’ils s’attirent comme des contraires : la présence de l’un se fait parfois à peine sentir, tant les lignes de tension qu’il ouvrage relèvent de contractions et de croissances extraordinaires, comme ont pu le constater ses partenaires Beñat Achiary, Jean-Luc Cappozzo ou Jean-Luc Guionnet, ou les membres de l’austère et brûlant trio qu’il forme avec Daunik Lazro et Benjamin Duboc, parmi tant d’autres. En comparaison, Peter Orins excelle à tordre et à détordre les rythmes avec Toc, formation free-rock progressive, comme avec les projets franco-vietnamien (Hué/Circum) ou franco-japonais (Kaze) auxquels il participe. D’autres Bridges… Jusqu’à Chicago où sa route a déjà croisé celle de Keefe Jackson et de Dave Rempis. Comme ce dernier d’ailleurs, Orins est autant actif qu’activiste, tête pensante de plusieurs hydres lilloises, dont les orchestres et collectifs Circum, le Crime et Muzzix. Les présentations sont faites. Ne reste plus qu’à entamer les débats et à se laisser porter ou emporter…