C’est sur les routes d’Europe, alors qu’il errait avec sa femme Nora entre Dublin, Paris, Zurich, Trieste, Pola et Rome, et tandis que mûrissait en lui ce qui allait devenir son œuvre majeure et monstrueuse, son cosmos, son chaos,Ulysse, que James Joyce composa incidemment 36 “poèmes de jeunesse”, comme on dit avec beaucoup trop de pudeur. Ils furent ensuite rassemblés, en 1907, mais dans un agencement différent de celui voulu par l’auteur, sous le titre Chamber Music. On sait que plusieurs poèmes de ce recueil, qui semble suivre l’ombre et la proie d’un amour se réalisant et se déréalisant, prenant corps et le perdant, dont la distillation va du stade spirituel au stade charnel, et finalement au stade fraternel, inspirèrent déjà Luciano Berio en 1953. Mais ici l’ensemble de ces pièces est pris en ligne de compte, dans un ordre ou dans un autre, qu’elles soient destinées à être dites, chantées, psalmodiées, tues même, laissant à une musique improvisée l’entière liberté de la forme et du fond, en regard, en abîme.
Quel meilleur terrain d’entente, à dire vrai, pour un quartette franco-américain qui s’est d’abord produit à Chicago en novembre 2015 (avec la violoncelliste Tomeka Reid), que des textes écrits en anglais, non par un Américain mais par un Européen errant (un Irlandais forcément) ? Quel autre langage commun que celui qui sait passer d’une langue à l’autre, de l’anglais écrit à la traduction française, de même que les musiciens traduisent en improvisant leurs rapports les uns aux autres, et aux choses ? De l’un à l’autre, il (se) passe quelque chose, qui transforme la musique de chambre close des mots en musique d’antichambre à tous les vents des sons et des sens, sous-titrée Improvisations pour un quartette imaginaire par son instigatrice, la chanteuse Claudia Solal et sa galerie de voix très réelles. « L’intention première de ce projet a été pour moi, d’associer des voix, des timbres, qui s’empareraient d’une partition imaginaire, suggérée par le fil conducteur d’un recueil de poèmes. C’est avant tout à chacun de proposer son histoire, de façon à ce que chaque instrument devienne un chant à part entière, simultanément soliste, initiateur ou suiveur, dépendant ou solitaire, selon le moment et l’action… »
Adepte du piano préparé et des effets électroniques, Benoît Delbecq ne cesse depuis plus de vingt ans de traverser le champ jazzistique dans toute sa largeur : de l’improbable Institute for Artistic and Cultural Perception d’Alan Silva à son propre intenable collectif, Hask, de la fréquentation de Steve Lacy ou de Mal Waldron aux études suivies auprès de Steve Coleman ou de Muhal Richard Abrams, et jusqu’aux aux recherches menées avec les formations Kartet, The Recyclers ou Silencers, et ses propres trios et quintets. Katie Young, élève d’Anthony Braxton, est notamment l’auteur d’un enregistrement en solo de basson manipulé, modifié, magnifié, parmi les femmes émancipées désacralisant et resacralisant à leur seul désir les instruments les plus consacrés. Lou Mallozzi, aux platines et à l’électronique la plus évanescente ou la plus perturbatrice, est un artisan du son et du bruit, lorsqu’ils cessent d’être contradictoires. Un artisan et un maître du genre, des soundtracks, qui enseigne cet étrange art de faire et de défaire à l’Art Institute de Chicago. Il est prévu que le quartette se scinde en sous-ensembles (différents solos, duos, trios) pour jouer de toutes les densités possibles, de toutes les transparences aussi, telles les pièces mobiles, versatiles, métamorphiques d’un recueil de poèmes ou d’un échiquier de timbres. Le reste, tout le reste est imprévisible.
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